Maternité d’Elne, berceau d’humanité
21/07/2014
Une jeune institutrice helvétique âgée de vingt-six ans, Elisabeth Eidenbenz, déjà engagée dans l’aide humanitaire, l’Ayuda suiza, en Espagne pendant les combats, poursuit son action lors de la Retirada en direction des enfants et des mères réfugiés en France.
De 1939 à 1944, de nombreuses mères victimes de l’oppression guerrière en Europe ont été accueillies et protégées avec leurs nouveau-nés et leurs enfants dans cette maternité des Pyrénées-Orientales dirigée par une femme d’exception, Elisabeth Eidenbenz.
Les longues listes de noms et de dates communément immortalisés sur des monuments publics nous renvoient en pleine figure le sacrifice des morts innocents des guerres destructrices. Celle, en revanche, gravée à la Maternité suisse d’Elne, dans les Pyrénées-Orientales, compose un émouvant hymne à la vie. Les 597 prénoms et dates de naissance qui s’affichent au palier du premier étage attestent d’une extraordinaire aventure humanitaire conduite aux temps les plus sombres du XXe siècle européen.
À la fin de la guerre d’Espagne, en 1939, le franquisme chasse des centaines de milliers de combattants espagnols et leurs familles. Dès la frontière franchie, les autorités françaises les parquent pour la plupart dans des conditions insupportables, dans de véritables camps de concentration installés à la hâte sur les plages du Roussillon. Les cinq années qui suivent, le nazisme persécute, assassine et pousse à la clandestinité et à l’exil des centaines de milliers de civils sur le territoire européen. Les femmes et les enfants payent un long tribut aux guerres et à la misère.
Ce havre de vie que fut de 1939 à 1944 la Maternité suisse d’Elne a accueilli plus d’un millier de femmes. Des jeunes femmes enceintes, des mamans espagnoles, juives, tziganes, pourchassées par la misère et les tyrannies, des résistantes, des communistes… Autant d’enfants, un millier, nouveau-nés aux vingt-deux nationalités et adolescents de moins de quatorze ans. José, Maria-Carmen, Julio, Juan… Parmi les 597 prénoms inscrits sur le Mur de la maternité, beaucoup sont espagnols. D’autres, français. Certains ont permis de camoufler sous un faux prénom l’origine juive des mamans venues accoucher aux autorités allemandes ou pétainistes.
La maternité salvatrice a vu le jour dans une vaste demeure de style Art nouveau, le château d’En Bardou situé à trois kilomètres d’Elne sur la route de Montescot et Bages. Tombé en décrépitude, il est loué et remis en état grâce au financement du Secours suisse. À partir de novembre 1939, ce « berceau d’humanité au cœur de l’inhumain » s’ouvre aux internées espagnoles enceintes, pour y retrouver un peu de santé et de réconfort avant l’accouchement. Pendant quelques mois jusqu’à sa fermeture en septembre 1939, une maternité provisoire avait fonctionné à Brouilla près d’Elne.
Une jeune institutrice helvétique âgée de vingt-six ans, Elisabeth Eidenbenz, déjà engagée dans l’aide humanitaire, l’Ayuda suiza, en Espagne pendant les combats, poursuit son action lors de la Retirada en direction des enfants et des mères réfugiés en France.
C’est à elle que sont confiées l’installation, l’organisation, puis la direction de la maternité pendant les cinq années d’ouverture. Elle est secondée par des infirmières suisses et des femmes issues des camps.
En quelques jours de février 39, plus de 350 000 hommes, femmes, enfants, vieillards venus à pied d’Espagne sont entassés à même la plage dans des camps de toile hâtivement montés comme à Argelès et Saint-Cyprien. D’autres dans des baraquements, à Rivesaltes, à Gurs (Pyrénées-Atlantiques). Le manque de nourriture, le froid, la misère, les maladies comme la dysenterie, la pneumonie, le typhus provoquent des ravages parmi les plus fragiles, les nouveau-nés. On estime, suivant les sources, entre 15 000 et 50 000 morts dans les premiers mois de 1939. Le taux de mortalité des enfants entre six mois et quatre ans aurait avoisiné les 60 %.
Elisabeth Eidenbenz, qui organise des distributions alimentaires au camp de Saint-Cyprien, est en première ligne avec ses amis du Service civil international pour témoigner de la détresse humaine et sanitaire. Dans une lettre datée du 7 mars 1939 (1), elle alerte le Comité suisse d’aide aux enfants espagnols sur le drame qui s’opère sous ses yeux. « Il pleut des cordes toute la journée.
Par la fenêtre je regarde par la mer. Il y a seulement sept kilomètres d’ici au sable d’Argelès : 80 000 jeunes gens sans chaussures dignes de ce nom, sans chaussettes, sans chemise derrière le fil barbelé prolongent leur existence dans la plus grande incertitude de ce qui arrivera demain, écrit-elle. Cela me fait mal de sentir comment ces êtres humains sont désignés et considérés par des gens conscients, à des postes officiels, comme des criminels et des moitiés d’homme de moindre valeur… »
Munie d’un laisser-passer, Elisabeth est autorisée à pénétrer dans les camps d’Argelès, de Saint-Cyprien, de Bram (Aude). Elle prend en charge les femmes enceintes, futures mères ou déjà mamans accompagnées de jeunes enfants, recensées par l’administration et le médecin chef du camp. D’autres viennent en convois des camps de Gurs et de Rivesaltes. Les séjours durent en moyenne trois mois.
Menacée de fermeture en mai 1940, la Maternité va de nouveau connaître un regain d’activité avec des Allemandes antinazies internées à Gurs. Puis arrivent des réfugiées belges, hollandaises, de divers pays d’Europe chassées par l’avancée des soldats allemands. Les lois antijuives d’octobre 1940 emplissent de nouveau les camps français de concentration.
Parmi les 40 000 internés dans les camps de la zone non occupée, 70 % sont des juifs.
Les mamans venues accoucher à la Maternité sont alors contraintes par les autorités de retourner dans les camps quinze jours après les couches. La sous-alimentation, les maladies, la répression aggravent encore l’insupportable du quotidien.
Le 2 juillet 1942, le régime de Vichy autorise la police française à livrer aux nazis les juifs des deux zones.
Le camp de Rivesaltes devient l’antichambre du camp de Drancy vers Auschwitz. Elisabeth poursuit inlassablement tout à la fois sa mission humanitaire dans les camps et à la Maternité où des femmes de toute nationalité affluent. Elle utilise toutes les possibilités pour empêcher le retour des mères dans les camps.
La Maternité sert aussi de refuge pour des personnes en situation illégale. La directrice prend des risques. Elle fournit des extraits de naissance « fils de réfugiés espagnols » pour des enfants qui n’en sont pas. À partir de 1942, la Maternité passe sous la responsabilité de la Croix-Rouge suisse qui, par « neutralité », ordonne de ne pas se mêler des affaires intérieures d’un pays, donc, pour la France, de ne pas aider les juifs. Elisabeth ne cède pas, quitte à entrer en conflit avec la direction suisse de l’organisation humanitaire qui la sanctionnera à la Libération.
Alain Raynal, pour l'Humanité
(1) Les citations et les chiffres ont pour source les documents visuels et sonores présentés à la maternité d’Elne et dans l’ouvrage Femmes en exil, mères des camps.
Les longues listes de noms et de dates communément immortalisés sur des monuments publics nous renvoient en pleine figure le sacrifice des morts innocents des guerres destructrices. Celle, en revanche, gravée à la Maternité suisse d’Elne, dans les Pyrénées-Orientales, compose un émouvant hymne à la vie. Les 597 prénoms et dates de naissance qui s’affichent au palier du premier étage attestent d’une extraordinaire aventure humanitaire conduite aux temps les plus sombres du XXe siècle européen.
À la fin de la guerre d’Espagne, en 1939, le franquisme chasse des centaines de milliers de combattants espagnols et leurs familles. Dès la frontière franchie, les autorités françaises les parquent pour la plupart dans des conditions insupportables, dans de véritables camps de concentration installés à la hâte sur les plages du Roussillon. Les cinq années qui suivent, le nazisme persécute, assassine et pousse à la clandestinité et à l’exil des centaines de milliers de civils sur le territoire européen. Les femmes et les enfants payent un long tribut aux guerres et à la misère.
Ce havre de vie que fut de 1939 à 1944 la Maternité suisse d’Elne a accueilli plus d’un millier de femmes. Des jeunes femmes enceintes, des mamans espagnoles, juives, tziganes, pourchassées par la misère et les tyrannies, des résistantes, des communistes… Autant d’enfants, un millier, nouveau-nés aux vingt-deux nationalités et adolescents de moins de quatorze ans. José, Maria-Carmen, Julio, Juan… Parmi les 597 prénoms inscrits sur le Mur de la maternité, beaucoup sont espagnols. D’autres, français. Certains ont permis de camoufler sous un faux prénom l’origine juive des mamans venues accoucher aux autorités allemandes ou pétainistes.
La maternité salvatrice a vu le jour dans une vaste demeure de style Art nouveau, le château d’En Bardou situé à trois kilomètres d’Elne sur la route de Montescot et Bages. Tombé en décrépitude, il est loué et remis en état grâce au financement du Secours suisse. À partir de novembre 1939, ce « berceau d’humanité au cœur de l’inhumain » s’ouvre aux internées espagnoles enceintes, pour y retrouver un peu de santé et de réconfort avant l’accouchement. Pendant quelques mois jusqu’à sa fermeture en septembre 1939, une maternité provisoire avait fonctionné à Brouilla près d’Elne.
Une jeune institutrice helvétique âgée de vingt-six ans, Elisabeth Eidenbenz, déjà engagée dans l’aide humanitaire, l’Ayuda suiza, en Espagne pendant les combats, poursuit son action lors de la Retirada en direction des enfants et des mères réfugiés en France.
C’est à elle que sont confiées l’installation, l’organisation, puis la direction de la maternité pendant les cinq années d’ouverture. Elle est secondée par des infirmières suisses et des femmes issues des camps.
En quelques jours de février 39, plus de 350 000 hommes, femmes, enfants, vieillards venus à pied d’Espagne sont entassés à même la plage dans des camps de toile hâtivement montés comme à Argelès et Saint-Cyprien. D’autres dans des baraquements, à Rivesaltes, à Gurs (Pyrénées-Atlantiques). Le manque de nourriture, le froid, la misère, les maladies comme la dysenterie, la pneumonie, le typhus provoquent des ravages parmi les plus fragiles, les nouveau-nés. On estime, suivant les sources, entre 15 000 et 50 000 morts dans les premiers mois de 1939. Le taux de mortalité des enfants entre six mois et quatre ans aurait avoisiné les 60 %.
Elisabeth Eidenbenz, qui organise des distributions alimentaires au camp de Saint-Cyprien, est en première ligne avec ses amis du Service civil international pour témoigner de la détresse humaine et sanitaire. Dans une lettre datée du 7 mars 1939 (1), elle alerte le Comité suisse d’aide aux enfants espagnols sur le drame qui s’opère sous ses yeux. « Il pleut des cordes toute la journée.
Par la fenêtre je regarde par la mer. Il y a seulement sept kilomètres d’ici au sable d’Argelès : 80 000 jeunes gens sans chaussures dignes de ce nom, sans chaussettes, sans chemise derrière le fil barbelé prolongent leur existence dans la plus grande incertitude de ce qui arrivera demain, écrit-elle. Cela me fait mal de sentir comment ces êtres humains sont désignés et considérés par des gens conscients, à des postes officiels, comme des criminels et des moitiés d’homme de moindre valeur… »
Munie d’un laisser-passer, Elisabeth est autorisée à pénétrer dans les camps d’Argelès, de Saint-Cyprien, de Bram (Aude). Elle prend en charge les femmes enceintes, futures mères ou déjà mamans accompagnées de jeunes enfants, recensées par l’administration et le médecin chef du camp. D’autres viennent en convois des camps de Gurs et de Rivesaltes. Les séjours durent en moyenne trois mois.
Menacée de fermeture en mai 1940, la Maternité va de nouveau connaître un regain d’activité avec des Allemandes antinazies internées à Gurs. Puis arrivent des réfugiées belges, hollandaises, de divers pays d’Europe chassées par l’avancée des soldats allemands. Les lois antijuives d’octobre 1940 emplissent de nouveau les camps français de concentration.
Parmi les 40 000 internés dans les camps de la zone non occupée, 70 % sont des juifs.
Les mamans venues accoucher à la Maternité sont alors contraintes par les autorités de retourner dans les camps quinze jours après les couches. La sous-alimentation, les maladies, la répression aggravent encore l’insupportable du quotidien.
Le 2 juillet 1942, le régime de Vichy autorise la police française à livrer aux nazis les juifs des deux zones.
Le camp de Rivesaltes devient l’antichambre du camp de Drancy vers Auschwitz. Elisabeth poursuit inlassablement tout à la fois sa mission humanitaire dans les camps et à la Maternité où des femmes de toute nationalité affluent. Elle utilise toutes les possibilités pour empêcher le retour des mères dans les camps.
La Maternité sert aussi de refuge pour des personnes en situation illégale. La directrice prend des risques. Elle fournit des extraits de naissance « fils de réfugiés espagnols » pour des enfants qui n’en sont pas. À partir de 1942, la Maternité passe sous la responsabilité de la Croix-Rouge suisse qui, par « neutralité », ordonne de ne pas se mêler des affaires intérieures d’un pays, donc, pour la France, de ne pas aider les juifs. Elisabeth ne cède pas, quitte à entrer en conflit avec la direction suisse de l’organisation humanitaire qui la sanctionnera à la Libération.
Alain Raynal, pour l'Humanité
(1) Les citations et les chiffres ont pour source les documents visuels et sonores présentés à la maternité d’Elne et dans l’ouvrage Femmes en exil, mères des camps.
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