Jules Durand : de la peine de mort à la folie
02/11/2017
En 1910, une vague de grèves déferle sur la ville du Havre. Ces grèves, soutenues par la Bourse du Travail propre à la ville industrialo-portuaire, se soldent en majorité par de belles victoires pour les ouvriers.
Le syndicat des charbonniers, nouvellement reconstitué, en prend acte et décide de faire valoir, à son tour, ses revendications. Démunis, alcooliques pour la plupart (90% d’alcooliques chez les charbonniers), touchés par le chômage et la pauvreté, les charbonniers sont isolés, déclassés. Bon nombre d’entre eux vivent sur les quais, dorment dans des wagons désaffectés avec femme et enfants.
La misère comme seul bagage, les charbonniers havrais voient leur emploi précaire menacé sérieusement, dès l’été 1910, par l’installation sur le port d’un nouvel appareil de levage, surnommé le « Tancarville », créé par l’ingénieur Clarke. Cet engin révolutionnaire remplaçait le travail de près de 150 ouvriers.
Avec l’appui de la Bourse du Travail, le syndicat des charbonniers se lance à la conquête de ses revendications salariales et sociales. Or, les portes du patronat restent closes. Jules Durand, alors secrétaire du syndicat des charbonniers, ne désespère pas et multiplie les réunions syndicales. La grève est déclarée le 18 août 1910.
Un climat de tensions s’installe très vite. Les pressions patronales se s’intensifient et le travail des non-grévistes, « des jaunes », met à mal l’action entreprise par les charbonniers en lutte. Le 9 septembre 1910, un non gréviste dénommé Louis Dongé, fortement alcoolisé, prend à partie des charbonniers grévistes, tout aussi alcoolisés que lui au sein d’un bistrot, quai d’Orléans. Il les provoque, sort même un pistolet de sa poche, une rixe s’en suit. Dongé est désarmé et roué de coups par ses adversaires. Il meurt le lendemain matin à l’hôpital.
Le 10 septembre, une enquête sommaire est menée sur le port et, le 11 septembre au matin, la police vient chercher Jules Durand à son domicile ainsi que les frères Boyer, c’est-à-dire tous les responsables du syndicat des charbonniers. Menottes aux poignets, les prévenus ne connaissent pas les raisons de leur arrestation.
En réalité, les autorités les accusent d’avoir fait voter le meurtre du non gréviste Dongé lors d’une réunion syndicale à la Bourse du Travail et d’avoir organisé un guet-apens afin d’y arriver. La machination débute alors. Des témoins à charge sont achetés, les jurés sont influencés par une presse conservatrice qui forge l’opinion, l’indépendance du juge d’instruction n’est pas respectée, des témoins à décharge ne sont pas tous entendus… Dès lors, les ouvriers charbonniers, pris sur le fait en train de frapper Dongé, écopent de peines allant de 8 à 12 ans de bagne. Les frères Boyer, eux, sont acquittés. La peine la plus lourde est réservée au jeune anarchiste Jules Durand. En effet, le secrétaire du syndicat est accusé d’avoir une responsabilité morale dans le meurtre de Dongé et est condamné à mort, le 25 novembre 1910, malgré son innocence.
À l’annonce du verdict, Jules Durand tombe en syncope et est pris de convulsions. L’innocent vient d’être condamné à avoir la tête tranchée sur l’une des places publique de Rouen. Le choc est tel qu’il ne reprend connaissance qu’au sein de sa cellule où on l’a revêtu d’une camisole de force. Libéré de ses liens seulement le lendemain, il intègre le quartier réservé aux condamnés à mort où une cellule austère, éclairée de jour comme de nuit, l’attend.
Des chaînes lui sont tout de suite mises aux pieds et une cagoule noire lui est imposée à chacune de ses sorties de cellule. Les autorités prennent en effet le parti de préserver au mieux la vie des condamnés afin de la leur ôter, plus tard, grâce à la guillotine républicaine. Dans les premiers temps de son enfermement, Jules Durand garde espoir et malgré une crise de larmes le premier jour, affirme son courage.
René Coty, son avocat, a déposé un pourvoi en cassation pour annuler la cruelle sanction dont son client est frappé. Tous les espoirs résident dans cette ultime action. Le 22 décembre, le pourvoi en cassation est rejeté. Jules Durand est désemparé, il casse tout dans sa cellule. La liberté lui est enlevée, sa vie bientôt… La camisole de force l’étreint une nouvelle fois, et ce, jusqu’à Noël. Jules Durand aura plusieurs crises dans sa cellule, illustrant son désespoir, même après que le président Fallières ait commué sa peine en sept ans d’emprisonnement le 31 décembre 1910. Sept ans de prison pour un innocent, c’est toujours sept ans de trop…
Ses défenseurs prennent conscience de cet état de fait et redoublent d’efforts, en urgence, afin de faire sortir l’innocent de prison avant qu’il ne soit trop tard.
La mobilisation autour de cette affaire soulève les masses, on parle alors de « l’Affaire Dreyfus du pauvre ».
Grâce à une lutte effrénée et à une mobilisation de premier ordre, Jules Durand est enfin libéré le 16 février 1911.
À sa sortie, Jules Durand apparaît à ses camarades venus le chercher et à la foule qui l’acclame, telle une bête apeurée. Il flotte dans les vêtements qui lui ont été remis. Il ne les avait pas portés depuis son transfert à Rouen. Blême, dégarni, amaigri, Durand est marqué par la malnutrition, la folie, la dureté du régime carcéral.
Hébété, il éprouve des difficultés à parler et remercie du bout des lèvres les personnes qui expriment leur joie lors de sa libération. Au Havre, un meeting a été organisé en urgence pour accueillir le héros havrais. La foule est en liesse à la gare, les rues du cours de la République sont bondées. Le rendez-vous est donné à la Maison du Peuple. Jules Durand paraît perdu. Porté à la tribune, il bafouille quelques remerciements puis se retire. La fatigue l’étreint.
La justice n’est jamais allée aussi loin afin de punir un militant syndicaliste au Havre. Certes les arrestations et l’enfermement des mois entiers font presque partie du quotidien des militants et responsables syndicaux au Havre : Camille Geeroms, secrétaire général de la Bourse du Travail, Gaston Laville, son prédécesseur, en font la dure expérience, par exemple. Ici, le secrétaire du syndicat des charbonniers est condamné à mort, le verdict est un véritable traumatisme. Transparaît véritablement le désir des autorités de punir la voie révolutionnaire et syndicale. Jules Durand est un syndicaliste anarchiste, il devient le martyr du syndicalisme havrais.
La reconnaissance tardive de son innocence, le 18 juin 1918, et la lutte virulente de la population ouvrière portée par les syndicalistes havrais, par certains parlementaires (notamment le radical-socialiste Paul Meunier) et par la Ligue des Droits de l’Homme, ne permettront pas au « martyr du syndicalisme » de retrouver ses esprits. Si ce n’est pas la guillotine aiguisée par la justice française de la IIIe République qui fit perdre la tête à Jules Durand, la folie s’en chargea.
Il finira sa vie, aliéné, en 1926, à l’âge de 46 ans.
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