Espagne 1936-1939 : une « guerre civile » ?
07/05/2023
Jean Ortiz
L’expression « guerre civile » est en quelque sorte devenue, en Espagne, une facilité, une habitude de langage, que la plupart des historiens , y compris les plus progressistes, utilisent pour parler de la période 1936-1939. Tuñón de Lara, Espinosa, Moreno, Casanova, Viñas ... ne sont pas pour autant des « révisionnistes » et nous savons combien leurs travaux sont indispensables. Toutefois, ce concept de « guerre civile » peut se révéler, pour traiter de l’Espagne des années 1930, réducteur, voire instrumentalisable par « les vainqueurs », qui mettent l’accent sur une « égalité des responsabilités » dans la Guerre d’Espagne. Une façon aussi pour certains de ne pas reconnaître les crimes franquistes commis pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des crimes contre l’humanité. Donc imprescriptibles ; la plupart des grandes forces politiques espagnoles actuelles, les « libéraux » de droite et « de gauche », se retranchent derrière la fausse loi d’« amnistie » de 1977 (bourreaux et victimes « équidistants ») pour refuser d’ouvrir le procès, qui n’a pas encore eu vraiment lieu, du franquisme, et sanctuariser une monarchie imposée, donc illégitime.
On sait qu’une tendance lourde de l’historiographie actuelle sur la guerre d’Espagne consiste à renvoyer dos-à-dos « terreur rouge » et « terreur noire », fascistes et Républicains. Les « deux camps » seraient « tous coupables », d’où la notion frelatée, perverse, « d’ équilibre de la mémoire ». En criminalisant l’adversaire, on rend de fait plus dure et paradoxelemnt plus acceptable aussi la répression (ici l’anéantissement) et en quelque sorte on la légitime . On retrouve ces tactiques à l’œuvre dans les conflits actuels.
Pourquoi nous sommes réticents à parler de « guerre civile ? Dans une grande partie de l’Espagne, ce qu’il est convenu d’appeler « guerre civile » englobe plusieurs éléments : des révolutions sociales localisées (surtout en Catalogne, Aragon, Andalousie ), le premier affrontement démocratie / fascisme, une guerre « internationale », une guerre de classe, une répression « exemplaire »... Le violentissime « golpe » (coup d’Etat) permit aux factieux d’appliquer très vite un « plan d’extermination » . En premier lieu du prolétariat urbain et rural. Pour les franquistes, il ne s’agissait pas seulement de gagner la guerre mais d’éradiquer, pour l’éternité, « le marxisme », la « révolution », considérés aussi comme des maladies à « nettoyer », à « épurer ». Les villes et les régions rurales de l’intérieur furent ravagées, essentiellement par les troupes coloniales, aguerries, féroces, que Franco fit atterrir en Andalousie et qui remontèrent vers Madrid en « colonne de la mort », pratiquant la stratégie de la « terre brûlée », l’écrasement de toute arrière-garde. D’où une « épuration » féroce. Des ondes de « Radio Séville », le chef factieux Queipo de Llano appelait chaque soir les légionnaires, les « coloniaux », à « se comporter en vrais mâles, pas des (...) comme les républicains, à violer les femmes « rouges» pour défendre « la race ». Les fascistes menaient une « croisade », une guerre de libération contre « les rouges » : le mal absolu. D’ailleurs, les cartes des fosses communes coïncident le plus souvent avec les bastions républicains, les endroits qui résistèrent le plus...
Comment dormir apaisé lorsque, par exemple, l’on est Cordouan et que l’on sait que dans les deux grands cimetières de la ville gisent encore plus 4000 corps de républicains « disparus », fusillés par les putschistes et jetés, entassés dans des « fosses du silence ».
« Nous avons décidé de ne pas parler du passé », confia au journal « El País » du 20 avril 2001, Felipe Gonzalez, l’ex-chef des gouvernements « démocratiques » de l’après-Franco (14 ans). Dans ces années-là, son numéro deux, Alfonso Guerra, qualifiait le travail de mémoire de « poussiéreux », de « pure archéologie ». Le 20 novembre 2002, le Congrès espagnol adopta une motion minimaliste qui condamnait du bout du bout des lèvres, le franquisme sans mentionner le coup d’Etat militaire, et en réduisant la Guerre à un « affrontement civil entre les Espagnols ». Depuis, l’investissement mémoriel de nombreuses associations a contribué à une sorte de « retour de mémoire ». Et ce, plus particulièrement à partir 1996.
Les gouvernements socialistes ont beaucoup participé à la perte de mémoire, par calcul politique, pour préserver entre autres la monarchie, alors que le moment était opportun pour mener une offensive mémorielle sur la République et la Guerre, pour que recule le révisionnisme. Et « récupérer » au passage ( !) des valeurs que Franco pensait avoir enfouies à tout jamais. Et cela dure encore... Le PSOE a lâché la République. Mais le procès du franquisme reste à réaliser. Le 27 12 2007, un texte du gouvernement Zapatero, la loi 52 /2007, se posait faussement en « loi de mémoire », sans toutefois répondre véritablement aux enjeux. Aucun de ses articles ne comporte le mot « République » ; elle ne porte pas une condamnation claire du franquisme, etc. Le parti populaire n’en a même pas profité pour se démarquer (« desvincularse ») du franquisme, dont il est l’héritier politique. Il assume.
Le 20 novembre 2008, José Luis Zapatero, au palais de la Moncloa, plaida pour l’oubli, tout en ajoutant : « bien qu’il y ait des gens plus enclins à oublier que d’autres ». D’où la tentation de botter en touche sur l’aide aux associations de récupération de la mémoire historique. Le PP, lui, là où il gouverne n’a pas accordé (à ma connaissance) la moindre subvention conséquente pour l’exhumation des fosses communes. Il faut des géologues, des archéologues, des médecins légistes ; des avocats, des tests ADN... Tout cela a un prix : le prix de la justice, de la vérité, de la mémoire. Alors, prenons garde au révisionnisme sémantique... Ne nous laissons voler ni les maux, ni les mots.
Écrit par diazd dans les catégories Espagne, Occupation | Tags : espagne, guerre
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