Allemagne. Les valeurs « classe » d’Anja, 
la conductrice de locomotive (30/08/2015)

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Anja Schubert s’est hissée hors des impasses précaires où elle était enfermée au sein de la Deutsche Bahn et a conduit, avec ses camarades de GDL, une grève historique jusqu’à la victoire. 
En rupture avec la culture syndicale consensuelle.

Munich (Allemagne), envoyé spécial.  Ce 1er juillet, c’était champagne pour Anja Schubert et ses amis du Syndicat des conducteurs de locomotive (GDL). Après 9 grèves, plus d’un an de lutte, une longue médiation, la jeune femme et ses collègues venaient de remporter un succès historique au sein de la Deutsche Bahn, la société publique des chemins de fer allemands. Le nouvel accord tarifaire qui venait d’être signé prévoit une augmentation des salaires de 5,1 % répartie sur deux ans, quelque 400 nouvelles embauches et une future réduction du temps de travail (voir encadré).

« La solidarité, c’est notre seule force »

Comme un pied de nez aux clichés hérités d’une époque pas si éloignée, associant la profession à des figures masculines et plutôt costaudes, Anja Schubert (26 ans) promène tranquillement sa silhouette gracile à la gare de l’Est de Munich ou dans la cabine de la locomotive de son S-Bahn (l’équivalent de nos RER). Joli minois, piercing sur la lèvre inférieure, elle explique comme une évidence pourquoi elle s’est impliquée avec tant d’énergie dès la première heure dans le mouvement. « La solidarité, dit-elle, c’est notre seule force. »

La partie n’était pas gagnée d’avance. Anja et ses collègues mettaient en cause une gestion du service public alignée sur les critères du privé et défendaient une conception du syndicalisme qui bouleversait une culture consensuelle pesante. Les médias ont cloué les grévistes au pilori. Le dirigeant de GDL, Claus Weselsky, est devenu une sorte d’ennemi public numéro un, « Der Bahnsinnige » (le Dément du rail), selon la délicate apostrophe du quotidien Bild. Anja sourit : « Il ne fallait pas se démonter, rester tranquille, bien expliquer les raisons de notre démarche. » Et elle ajoute après un temps de réflexion : « Ce fut parfois difficile mais les usagers n’ont pas répercuté sur nous les appels à la haine d’une certaine presse. »

Anja aime son métier. Elle l’exerce depuis trois ans après avoir suivi une formation en interne. « J’y vais avec plaisir », dit-elle. Rien à voir avec ce travail auquel elle était affectée auparavant avec une équipe de gardiennage. Car Anja est entrée à la Deutsche Bahn par la toute petite porte. Issue d’un milieu modeste, elle fut, de façon classique dans le système scolaire allemand ultrasélectif, orientée dès son plus jeune âge – alors qu’elle fréquentait l’équivalent de la 6e française – vers la Realschule, une filière courte. Le diplôme de « maturité moyenne » (mittlere Reife, plus ou moins équivalent du BEPC) ne lui ouvrait pas d’autres perspectives que des boulots peu qualifiés et mal payés. « C’était l’enfer. Je déprimais.

Je ne supportais plus l’ambiance au travail. La confrontation avec les gens était parfois violente. » Pour en sortir, Anja s’est impliquée de toutes ses forces pour décrocher son aptitude à conduire une locomotive. « Un vrai soulagement. Une autre vie s’ouvrait », se souvient-elle, et elle ne peut s’empêcher de laisser percer dans sa voix la trace de l’émotion laissée par cette première victoire. Sur elle-même, celle-là.

En évoluant dans l’entreprise, Anja fut confrontée en deux temps trois mouvements au choc des cultures syndicales. Entre la tradition consensuelle d’EVG, l’organisation dominante chez les cheminots, et celle bien plus combative de GDL, son choix est vite fait. « Au départ, j’avais adhéré à l’EVG comme si cela allait de soi. Mais très vite j’ai compris où se situaient ceux qui avaient vraiment le souci de la défense des intérêts des salariés. »

Anja travaille aujourd’hui à tour de rôle sur 7 des lignes principales du S-Bahn de Munich. En « heures de pointe », elle démarre son service à 6 heures, reste aux commandes de son train jusqu’à 9 heures 30 avant de reprendre dans l’après-midi de 2 heures et demie à 8 heures. « J’aime plutôt ce mode de fonctionnement-là, dit-elle, même si cela demande une grande vigilance à cause de l’affluence sur les quais. » D’autres services, l’après-midi jusque tard dans la nuit ou toute la journée, sont plus fatigants, plus stressants, « car ils mêlent des périodes d’intensité très différentes », décrit Anja.

La volonté de comprimer la masse salariale afin de mettre le service public en conformité avec les critères de rentabilité du privé a débouché sur des manques d’effectifs considérables à la Deutsche Bahn et poussé l’organisation du travail vers des limites extrêmes.

Le surmenage qui en résulte, via un recours intensif à des heures supplémentaires jamais reconnues en tant que telles, a constitué l’un des ressorts clés du conflit. « Quand on est obligé de se taper près de 12 heures aux manettes, pointe Anja, c’est épuisant et en fin de service on sent bien que nous ne pouvons plus être vraiment garants à 100 % de la sécurité des gens que nous transportons. » Du coup les embauches arrachées par la lutte constituent un des aspects les plus précieux de la victoire remportée sur les rails.

La solidarité, le souci de la sécurité et de la qualité du service public, Anja les énumère avec sa force tranquille toujours. Et toujours comme autant d’évidences. Mais elle ajoute, cette fois un brin d’insolence dans le ton avant qu’on se quitte : « C’est cela nos valeurs, Klasse (“c’est classe”) non ? »

La victoire du syndicat GDL des conducteurs de locomotive  Après un mouvement entamé plus d’un an auparavant, après neuf grèves fortement suivies et un long processus de médiation, le nouvel accord tarifaire (convention collective) obtenu au 1er juillet dernier par le syndicat GDL prévoit : une hausse des salaires de 5,1 %, répartie sur deux ans. Soit 3,5 % depuis le 1er juillet, et 1,6 % 
au 1er mai 2016. L’embauche de 300 nouveaux conducteurs de locomotive et de 100 contrôleurs ou autres personnels de bord. Une réduction 
du temps de travail de 39 à 38 heures, sans perte de salaire, à partir de 2018.

Elles et les combats d'aujourd'hui
Bruno Odent
Mardi, 11 Août, 2015
L'Humanité
 
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