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19/12/2015

Auschwitz… par Louis Aragon

ausch3.jpgMoi, si je veux parler, c’est afin que la haine
Ait le tambour des sons pour scander ses leçons
Aux confins de Pologne, existe une géhenne
Dont le nom siffle et souffle une affreuse chanson.

Auschwitz ! Auschwitz ! Ô syllabes sanglantes !
Ici l’on vit, ici l’on meurt à petit feu.
On appelle cela l’extermination lente.
Une part de nos cœurs y périt peu à peu

Limites de la faim, limites de la force :
Ni le Christ n’a connu ce terrible chemin
Ni cet interminable et déchirant divorce
De l’âme humaine avec l’univers inhumain…

Puisque je ne pourrais ici tous les redire
Ces cent noms, doux aux fils, aux frères, aux maris,
C’est vous que je salue, en disant en cette heure la pire,
Marie-Claude, en disant : Je vous salue Marie.

A celle qui partit dans la nuit la première,
Comme à la Liberté monte le premier cri,
Marie-Louise Fleury, rendue à la lumière,
Au-delà du tombeau : je vous salue Marie. …

Les mots sont nuls et peu touchants.
Maïté et Danielle…Y puis-je croire ?
Comment achever cette histoire ?
Qui coupe le cœur et le chant ?


Aragon écrivit ce texte en 1943, le 6 octobre…

NOTES

Danielle, c’est Danielle Casanova, Maîté n’est autre que Maï Politzer, et Marie-Claude s’avère être Marie-Claude Vaillant-Couturier. Toutes de brillantes intellectuelles communistes, des Résistantes aussi. Elles furent déportées à Auschwitz au sein d’un convoi parti de Romainville le 24 janvier 1943 comprenant 230 femmes, des Résistantes communistes, gaullistes ou des conjointes de Résistants, le fameux « convoi des 31.000 ». 49 survivantes. Parmi les mortes, Danielle Casanova et Maï Politzer, décimées par une épidémie de typhus – autre moyen de régulation des effectifs du Lager par les S.S..

Aragon, traumatisé, ne put que crier sa rage, sous le pseudonyme révélateur de « François la Colère » – . Toute à sa tristesse, il commit une erreur de détail, ce faisant, parlant de Marie-Louise Fleury au lieu de Marie-Thérèse Fleury. J’y reviens plus bas, car cette petite erreur de sa part va nous donner la possibilité de déterminer la source du poème.

La deuxième strophe permet de faire la lumière de ce qu’Aragon connaissait sur Auschwitz : « Ici l’on vit, ici l’on meurt à petit feu/On appelle cela l’extermination lente ». Un tel passage tendrait à indiquer que le poète communiste ignorait la présence de chambres à gaz à extermination rapide dans ce Lager, et l’assimilait à un camp de concentration où les déportés mouraient en esclaves, accablés de douleur, affamés et assoiffés, brutalisés par les S.S. (« Limites de la faim, limites de la force »).

Il est vrai que la première mention du nom d’Oswiecim – Auschwitz, en polonais – dans la presse internationale date, si je ne m’abuse, du 25 novembre 1942 (Raul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, Gallimard, coll. Folio-Histoire, 1991, p. 965-966). Ce jour là, dans un article qui n’est pourtant pas paru en « une », le New York Times évoquait le meurtre programmé des Juifs de Pologne dans les camps de Belzec, Sobibor et Treblinka : les nazis avaient déjà tué, précisait le Times deux millions de Juifs.

Enfin, l’article mentionnait la présence de chambres à gaz sur l’ancienne frontière russe, et de fours crématoires à Oswiecim. Les Alliés avaient, à cette date, reçu une moisson de renseignements de la part de la Résistance polonaise, de leurs services de décryptage des codes nazis et d’autres fuites, sur la politique nazie d’extermination (voir Richard Breitman, Official Secrets. What the Nazis planned, what the British and Americans knew, Hill & Wang, 1998). Mais elles se noyaient dans une masse d’autres données relatives aux massacres et aux famines touchant l’Europe orientale et l’U.R.S.S. occupée. Les Américains et les Britanniques ne surent pas faire le tri, ou ne réalisèrent pas ce qu’impliquait un tel scoop.

L’information selon laquelle les Juifs étaient supprimés par gaz en Pologne occupée fut introduite en France à l’automne 1942. Sans préciser le nom d’aucun camp, le journal clandestin J’accuse mentionnait ces gazages. D’autres journaux reprirent la nouvelle à leur compte. C’est au mois de mars 1943 que J’accuse, pour la première fois en France, cita le nom d’Auschwitz, mais l’assimiaite à un camp de concentration (mort lente), et non à un camp d’extermination (mort à l’arrivée). Or, Auschwitz était un camp mixte, camp de travail et site d’annihilation de masse.

L’émission de la B.B.C. Les Français parlent aux Français mentionna les camps d’extermination le 8 juillet 1943. Il fallut attendre le 17 août pour que cette émission évoquât assez précisément Auschwitz, à partir du témoignage d’un évadé recueilli par la Résistance polonaise.

Mais l’information avait déjà été diffusée en France par le biais de tracts. Comme le note l’historienne Claudine Cardon (Un témoignage sur l’horreur d’Auschwitz. Le tract du Front national de lutte pour la libération de la France) :

[En mai 1943, N.D.L.R.], un tract édité par le Comité directeur du Front national de lutte pour la libération de la France (zone Sud), créé par le Parti communiste clandestin [ledit Front national ne doit surtout pas être confondu avec notre F.N. actuel, N.D.L.R.L.], était distribué sous le titre : Un cas parmi mille. On constate que ce tract est composé de trois parties, dont la première est consacrée aux « 31.000 » ou, plus exactement, aux « cent femmes françaises [qui] furent emmenées en janvier dernier du fort de Romainville ». Il cite les noms de huit d’entre elles et notamment Maï Politzer, Hélène Solomon, Marie-Claude Vaillant-Couturier, Danielle Casanova. Il annonce que ces cent femmes se trouvent à Auschwitz alors que depuis leur départ vers l’Est en janvier 1943, personne n’avait reçu de leurs nouvelles jusqu’à ce qu’en mai, les parents de Marie-Thérèse Fleury soient avisés par les autorités occupantes que leur fille était décédée dans ce camp.

La seconde partie du tract contient, pour l’essentiel, une description du camp d’Auschwitz occupant la moitié du tract et tirée du témoignage d’un homme qui vécut 4 mois dans ce camp. Cette description du camp est la première à paraître en France dans la presse clandestine.
Claudine Cardon précise, s’agissant de Marie-Thérèse Fleury :

En réalité, les parents de M.-T. Fleury avaient été informés, en avril 1943, par un télégramme rédigé ainsi : « Marie-Thérèse Fleury décédée le 16 avril 1943, insuffisance myocarde, à l’hôpital d’Auschwitz ». D’autres familles de « 31.000 » avaient été prévenues de la mort de leur parente à la même époque et dans des conditions similaires (Charlotte Delbo, Le convoi du 24 janvier, Editions de Minuit, 1965 et 1985). Cette date est confirmée par Les livres des Morts d’Auschwitz (Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, 1995).
C’était à cette déportée que s’adressait Aragon dans une espèce de symbiose laïco-christique, à ceci près qu’il l’appela Marie-Louise, au lieu de Marie-Thérèse.

Par la suite, les communistes diffusèrent un mémorandum détaillant les conditions de vie à Auschwitz mais sans mentionner les chambres à gaz – l’évadé polonais à la base de cette description ne les décrivait pas parce qu’elles n’étaient peut-être pas encore pleinement élaborées à la date de sa fuite. Au contraire, le mémorandum soulignait que les Polonais qualifiaient Auschwitz de « camp de l’exécution lente ». Propos qu’Aragon reprit dans le vers « On appelle cela l’extermination lente ».

Ainsi, Aragon s’inspira de sources polonaises, transmises à Londres, puis relayées en France par la Résistance communiste en mai-juin 1943 et reprises par la B.B.C. en juillet. Lui-même communiste, il ne pouvait qu’y avoir accès. D’où son poème, qui ignore – et pour cause : ses sources n’en faisaient pas mention – l’existence des chambres à gaz dans ce camp précis. Mais il ne pouvait manquer d’ignorer le fait pour les camps de Belzec, Sobibor et Treblinka, à propos desquels des renseignements précis et fiables avaient été diffusés depuis 1942. Là encore, reste à évaluer l’impact de cette information « extraordinaire » sur les territoires euopéens occupés. Les crimes nazis étaient si nombreux, l’extermination des Juifs paraissait si « incroyable », parce que si inconcevable…

Nicolas Bernard

Sources Histoires et Sociétés

Photo ML

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07/11/2015

APOCALYPSE STALINE : L'HISTOIRE REINVENTEE PAR FRANCE TELEVISION !

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Par Annie Lacroix-Riz, professeur émérite d’histoire contemporaine, université Paris 7 (*)
 
Les trois heures de diffusion de la série « Apocalypse Staline » diffusée le 3 novembre 2015 sur France 2 battent des records de contrevérité historique, rapidement résumés ci-dessous.
 
Une bande de sauvages ivres de représailles (on ignore pour quel motif) ont ravagé la Russie, dont la famille régnante, qui se baignait vaillamment, avant 1914, dans les eaux glacées de la Baltique, était pourtant si sympathique. « Tels les cavaliers de l’apocalypse, les bolcheviques sèment la mort et la désolation pour se maintenir au pouvoir. Ils vont continuer pendant 20 ans, jusqu’à ce que les Allemands soient aux portes de Moscou. […] Lénine et une poignée d’hommes ont plongé Russie dans le chaos » (1er épisode, « Le possédé »).
 
Ces fous sanguinaires ont inventé une « guerre civile » (on ignore entre qui et qui, dans cette riante Russie tsariste). L’enfer s’étend sous la houlette du barbare Lénine, quasi dément qui prétend changer la nature humaine, et de ses acolytes monstrueux dont Staline, pire que tous les autres réunis, « ni juif ni russe », géorgien, élevé dans l’orthodoxie mais « de mentalité proche des tyrans du Moyen-Orient » (la barbarie, comprend-on, est incompatible avec le christianisme). Fils d’alcoolique, taré, contrefait, boiteux et bourré de complexes (surtout face au si brillant Trotski, intelligent et populaire), dépourvu de sens de l’honneur et de tout sentiment, hypocrite, obsédé sexuel, honteux de sa pitoyable famille, Staline hait et rackette les riches, pille les banques, etc. (j’arrête l’énumération). On reconnaît dans le tableau de cet « asiate » les poncifs de classe ou racistes auxquels le colonialisme « occidental » recourt depuis ses origines.
 
Vingt ans de souffrances indicibles infligées à un pays contre lequel aucune puissance étrangère ne leva jamais le petit doigt. Il y a bien une allusion sybilline aux années de guerre 1918-1920 qui auraient fait « dix millions de morts » : les ennemis bolcheviques sont encerclés partout par une « armée de gardes blancs ». On n’aperçoit pas la moindre armée étrangère sur place, bien qu’une cinquantaine de pays impérialistes étrangers eussent fondu, de tous les points cardinaux sur la Russie, dont la France, l’Angleterre, l’Allemagne, les États-Unis, etc. (c’est au 2e épisode seulement, « L’homme rouge », qu’on apprend que Churchill a détesté et combattu l’URSS naissante : quand? comment?).
 
Pour échapper à cette intoxication sonore et colorée, le spectateur aura intérêt à lire l’excellente synthèse de l’historien Arno Mayer, sympathisant trotskiste auquel son éventuelle antipathie contre Staline n’a jamais fait oublier les règles de son métier : Les Furies, terreur, vengeance et violence, 1789, 1917, Paris, Fayard, 2002. L’ouvrage, traduit par un gros éditeur pour des raisons que je ne m’explique pas, vu les habitudes régissant la traduction en France, compare aussi les révolutions française et bolchévique. Comparaison particulièrement utile après une ère Furet où la française a été aussi malmenée que la russe. Pour Mme Clarke et M. Costelle comme pour les historiens et publicistes qui ont occupé la sphère médiatique depuis les années 1980, la Terreur est endogène, et dépourvue de tout rapport avec l’invasion du territoire par l’aristocratie européenne. Et, de 1789 à 1799, expérience atroce heureusement interrompue par le coup d’État, civilisé, du 18 Brumaire (9 novembre 1799), la France a vécu sous les tortures des extrémistes français (jacobins), mauvaise graine des bolcheviques.
 
« Le peuple soviétique » est soumis sans répit aux tourments de la faim notamment à « la famine organisée par Staline au début des années trente, catastrophique surtout en Ukraine », où elle aurait fait « 5 millions de morts de faim », victimes de l’« Holodomor » , à la répression permanente, incluant les viols systématiques, aux camps de concentration « du Goulag » (« enfer pour les Russes du désert glacé », où toutes les femmes sont violées aussi) si semblables à ceux de l’Allemagne nazie (un des nombreux moments où les séquences soviétique et allemande sont « collées », pour qu’on saisisse bien les similitudes du « totalitarisme »). Mais il gagne la guerre en mai 1945. On comprend d’ailleurs mal par quelle aberration ce peuple martyrisé pendant plus de vingt ans a pu se montrer sensible, à partir du 3 juillet 1941, à l’appel « patriotique » du bourreau barbare qui l’écrase depuis les années 1920. Et qui a, entre autres forfaits, conclu « le 23 août 1939 » avec les nazis une « alliance » qui a sidéré le monde, l’indigne pacte germano-soviétique, responsable, en dernière analyse, de la défaite française de 1940 : « Staline avait tout fait pour éviter la guerre, il avait été jusqu’à fournir à Hitler le pétrole et les métaux rares qui avaient aidé Hitler à vaincre la France ».
 
Il est vrai que l’hiver 1941-1942 fut exceptionnellement glacé, ce qui explique largement les malheurs allemands (en revanche, « le général Hiver » devait être en grève entre 1914 et 1917, où la Russie tsariste fut vaincue avant que les bolcheviques ne décrétassent « la paix »). Il est vrai aussi que l’aide matérielle alliée a été « décisive » dès 1942 (épisodes 2 et 3), avions, matériel moderne, etc. (4% du PNB, versés presque exclusivement après la victoire soviétique de Stalingrad).
 
Il n’empêche, quel mystère que ce dévouement à l’ignoble Staline, qui vit dans le luxe et la luxure depuis sa victoire politique contre Trotski, alors que « le peuple soviétique » continue d’être torturé : non pas par les Allemands, qu’on aperçoit à peine dans la liquidation de près de 30 millions de Soviétiques, sauf signalement de leur persécution des juifs d’URSS, mais par Staline et ses sbires. Ainsi, « les paysans ukrainiens victimes des famines staliniennes bénissent les envahisseurs allemands ». Ce n’est pas la Wehrmacht qui brûle, fusille et pend : ces Ukrainiens « seront pendus par les Soviétiques revenus, » et filmés à titre d’exemples comme collabos. Staline fait tuer aussi les soldats tentés de reculer, tendance bien naturelle puisque le monstre « déclare la guerre à son peuple » depuis 1934 (depuis lors seulement?), qu’il a abattu son armée en faisant fusiller des milliers d’officiers en 1937, etc.
 
La critique mot à mot de ce « documentaire » grotesque s’avérant impossible, on consultera sur l’avant-guerre et la guerre l’ouvrage fondamental de Geoffrey Roberts, Stalin’s Wars: From World War to Cold War, 1939-1953. New Haven & London: Yale University Press, 2006, accessible désormais au public français : Les guerres de Staline, 1939-1953, Paris, Delga, 2014. La politique d’« Apaisement » à l’égard du Reich hitlérien fut l’unique cause du pacte germano-soviétique, que les « Apaiseurs » français, britanniques et américain avaient prévue sereinement depuis 1933 comme la seule voie ouverte à l’URSS qu’ils avaient décidé de priver d’« alliance de revers ». Cette réalité, cause majeure de la Débâcle française, qui ne dut strictement rien à l’URSS, est absente des roulements de tambour de Mme Clarke et de M. Costelle. On en prendra connaissance en lisant Michael Jabara Carley, 1939, the alliance that never was and the coming of World War 2, Chicago, Ivan R. Dee, 1999, traduit peu après : 1939, l’alliance de la dernière chance. Une réinterprétation des origines de la Seconde Guerre mondiale, Les presses de l’université de Montréal, 2001; et mes travaux sur les années 1930, Le Choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930, Paris, Armand Colin, 2010 (2e édition) et De Munich à Vichy, l’assassinat de la 3e République, 1938-1940, Paris, Armand Colin, 2008.
 
Les réalisateurs, leurs objectifs publics et leur conception de l’histoire
 
La seule émission de France Inter du 30 octobre au matin (disponible sur Internet jusqu’au 28 juillet 2018) a donné une idée des conditions du lancement « apocalyptique », tous médias déployés, de cette série Staline qui rappelle, par les moyens déployés, l’opération Livre noir du communisme en 1997. Elle éclaire aussi sur les intentions des réalisateurs installés depuis 2009 dans la lucrative série « Apocalypse »
 
 
La musique et le son de ces trois heures éprouvantes sont adaptées à leurs objectifs. La « colorisation », qui viole les sources photographiques, porte la marque de fabrique de la série « Apocalypse » : elle s’impose pour attirer « les jeunes gens », faire sortir l’histoire de la case poussiéreuse où elle était confinée, argue Isabelle Clarke, éperdue de gratitude (bien compréhensible) à l’égard de France 2 qui « a remis la grande histoire en prime time (sic) »; aussi modestement, le coauteur Daniel Costelle attribue cette place d’honneur sur nos écrans domestiques à la qualité du travail accompli par le tandem depuis les origines de la série (2009). La « voix de Mathieu Kassovitz » est jugée « formidable » par les auteurs et leur hôtesse, Sonia Devillers : l’acteur débite, sur un ton sinistre et grandiloquent, le « scénario de film d’horreur » soviétique et stalinien qui fascine tant Mme Clarke.
 
Pour que la chose soit plus vivante, les auteurs, qui font « des films pour [s’]enthousiasmer [eux]-mêmes », ont décidé qu’ils n’auraient « pas de parti pris chronologique » : ils ont plus exactement pris le parti de casser la chronologie, par de permanents retours en arrière supposés rendre le « travail un peu plus interactif ». La méthode empêche toute compréhension des événements et des décisions prises, 1936 ou 1941 précédant l’avant Première Guerre mondiale, le conflit et 1917, une de ses conséquences. On sautille sans arrêt d’avant 1914 à 1945 dans chaque épisode et en tous sens : il est d’autant plus impossible de reconstituer le puzzle des événement morcelés que les faits historiques sont soigneusement épurés, sélectionnés ou transformés en leur exact contraire (c’est ainsi que les perfides bolchéviques auraient attaqué la Pologne en 1920, alors que c’est Varsovie qui assaillit la Russie déjà envahie de toutes parts). On nous explique souvent que le montage d’un film est fondamental, l’escroquerie « Apocalypse Staline », qui y ajoute le mensonge permanent et les ciseaux du censeur, le confirme.
 
La conjoncture est au surplus du côté des auteurs :
 
1° la propagande antisoviétique est depuis 1917 obsédante en France comme ailleurs en « Occident », mais elle a été infléchie pendant quelques décennies, à la fois par une fraction du mouvement ouvrier (surtout) et des intellectuels et par les circonstances, en particulier celles qui ont précédé et accompagné la Deuxième Guerre mondiale. Ce n’est plus le cas depuis les années 1990 où le mouvement ouvrier, toutes tendances confondues, s’est aligné sur les développements du Livre noir du communisme : seul défenseur de l’URSS depuis la naissance de la Russie soviétique, le PCF ne cesse depuis 1997 d’expier ses affreuses années staliniennes et de déplorer sa non-condamnation du si funeste pacte germano-soviétique. Rappelons que sa mise en œuvre offrit aux Soviets un répit de près de deux ans et leur permit de doubler les effectifs de l’armée rouge à leurs frontières occidentales (portés de 1,5 à 3 millions d’hommes). Jérôme Joffrin, dans un article qui se veut nuancé sur le « bourreau » Staline, auquel cependant « nous devons beaucoup », a légitimement relevé qu’il était délicat naguère de raconter en France absolument n’importe quoi sur l’URSS mais que l’obstacle a été levé par les rapports de forces internationaux et intérieurs
 
 
2° La liquidation de l’histoire scientifique française de l’URSS a été d’autant plus aisée depuis les années 1980 que l’offensive antisoviétique et anticommuniste s’est accompagnée d’une entreprise de démolition de l’enseignement général de l’histoire, soumis à une série de « réformes » toutes plus calamiteuses les unes que les autres. Le corps enseignant du secondaire l’a déploré, mais sa protestation n’est plus guère soutenue par des organisations autrefois combatives sur le terrain scientifique comme sur les autres. « Les jeunes gens », auxquels la casse de l’enseignement historique inflige désormais
 
1° la suppression de pans entiers de la connaissance,
 
2° l’abandon de la chronologie, sans laquelle on ne peut pas saisir les origines des faits et événements, et
 
3° le sacrifice des archives originales au fameux « témoignage », se sont trouvés, s’ils ont eu le courage de supporter les trois heures de ce gavage, en terrain particulièrement familier.
 
3° L’histoire scientifique relative à la la Russie, anglophone notamment, est en fort développement depuis une vingtaine d’années mais elle est en général inaccessible au public français : les ouvrages idoines sont traduits dans les six mois, les autres pratiquement jamais, sauf exception. Quelques-uns de ces « trous » percés dans le Rideau de Fer de l’ignorance historique du monde russe ont été mentionnés ci-dessus.
 
Quoi qu’il en soit, quand les ouvrages sérieux sont traduits, ils sont ensevelis dans le néant, tous médias confondus.
 
De l’histoire, quelle histoire ?

Svetlana Aleksievitch, conseillère en « témoignages » Isabelle Clarke admet qu’« Apocalypse Staline » ne relève pas de la catégorie de l’histoire, elle le revendique même.
 
Elle se déclare fascinée par l’immense travail de Svetlana Alexievitch, dont l’attribution du prix Nobel de littérature d’octobre 2015 rappelle le couronnement « occidental » de l’œuvre d’Alexandre Soljenitsyne (https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Soljenitsyne), lauréat de 1970, avec des motivations semblables. Quelles que soient ses éventuelles qualités littéraires, Mme Aleksievitch n’a été promue que pour des raisons idéologico-politiques, conformément à une tradition d’après-guerre que la documentariste et historienne britannique Frances Stonor Saunders a exposée en 1999, dans un ouvrage essentiel sur la Guerre froide culturelle : c’est l’intervention expresse des États-Unis, via l’action clandestine pratiquée sur les questions culturelles (comme sur les les opérations politiques et même militaires) par le truchement de la CIA ou d’institutions financées par elle.
 
Ce fut en l’occurrence via le Congress for Cultural Freedom (CCF) fondé, après une série d’initiatives préalables, en juin 1950, et qui bloqua l’attribution du prix Nobel de littérature à Pablo Neruda au début des années 1960 : Neruda fut écarté en 1964, au profit de Jean-Paul Sartre, dont Washington suivait de près et appréciait les démêlés avec le PCF, mais qui eut l’élégance de le décliner. Le pouvoir positif de soutien des États-Unis, depuis 1945, aux « dissidents » ou à des anticommunistes très divers a été aussi efficace que leur capacité de nuisance contre les intellectuels combattus : le Nobel de littérature a récompensé un nombre tout à fait disproportionné d’adversaires notoires du communisme en général et de l’URSS ou de la Russie en particulier : la consultation systématique est éclairante :
 
 
Isabelle Clarke se félicite du « travail de témoignage » réalisé par Svetlana Aleksievitch, grâce à laquelle « les crimes communistes », jamais jugés, ont enfin pu être recensés : en l’absence d’instruction et d’accès aux faits, il a fallu compter sur les témoignages, très longs à obtenir, et autrement plus éclairants que la recherche historique. Ces témoignages égrenés au fil des trois films, jamais liés à l’établissement des faits, forment donc la trame historique du « scénario de film d’horreur ». Svetlana Aleksievitch ne prétend pas, elle, faire œuvre d’historienne.
 
Obsédée par la quête de l’Homo sovieticus, concept proclamé impossible, puisqu’on ne saurait changer les humains en changeant le mode de production, l’auteur de La Fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement (traduction publiée en 2013 chez Actes Sud)
 
 
« enregistre sur magnétophone les récits des personnes rencontrées, et collecte ainsi la matière dont elle tire ses livres : “Je pose des questions non sur le socialisme, mais sur l’amour, la jalousie, l’enfance, la vieillesse. Sur la musique, les danses, les coupes de cheveux. Sur les milliers de détails d’une vie qui a disparu. C’est la seule façon d’insérer la catastrophe dans un cadre familier et d’essayer de raconter quelque chose. De deviner quelque chose… L’Histoire ne s’intéresse qu’aux faits, les émotions, elles, restent toujours en marge. Ce n’est pas l’usage de les laisser entrer dans l’histoire. Moi, je regarde le monde avec les yeux d’une littéraire et non d’une historienne” »
 
 
Nous sommes donc avisés que ce spectacle « émotionnel » et « occidental », organisé à grand tapage par les responsables de la série « Apocalypse Staline », est fondé sur de la littérature antisoviétique larmoyante, appréciée et récompensée comme telle par « l’Occident » civilisé. Les « conseillers historiques » d’« Apocalypse Staline » : l’institut d’histoire sociale, De Boris Souvarine à Pierre Rigoulot. Quand on passe à « l’histoire » stricto sensu, le bilan est pire, et caractérisé par des pratiques malhonnêtes et non explicitées. Isabelle Clarke se flatte d’avoir « remis en prime time (sic) la grande histoire » et de ne pas avoir négligé l’histoire qu’elle aime moins que la littérature : elle aurait étudié tous les ouvrages « recommandés par nos conseillers historiques » : « Robert Service, Jean-Jacques Marie, Simon Sebag Montefiore » (ce dernier toujours traduit dans les mois qui suivent ses publications anglophones), dont les travaux sont caractérisés par une vision à peu près caricaturale du monstre, avec des nuances dont le lecteur de leurs travaux peut seul juger. Quels « conseillers historiques »?
 
On a pourtant le choix parmi les historiens français de l’URSS, presque également soviétophobes et médiatiques : aucune carrière académique n’étant depuis trente ans ouverte à un spécialiste de l’URSS soviétophile, il n’en existe pas.
 
Dans la rubrique « crédits » du 3e épisode, figure la mention de citation(s) d’un seul ouvrage d’historien, le Staline de Jean-Jacques Marie, spécialiste du monstre sur la base d’ouvrages de seconde main (les seules autres citations proviennent de Mme Aleksievitch). Les « conseillers historiques » allégués n’ont pas été mentionnés, mais on relève, parmi les sept personnalités qui ont fait l’objet de « remerciements », juste nommées mais non présentées, un seul « historien » présumé : Pierre Rigoulot (les six autres sont artistes ou spécialistes techniques). M. Rigoulot dirige l’institut d’histoire sociale, fondé en 1935 par Boris Souvarine, célèbre et précoce transfuge du communisme (1924) qui, fut, selon une tradition née en même temps que le PCF, embauché par le grand patronat français. Souvarine, trotskiste proclamé antistalinien (catégorie de « gauche » très appréciée pour la lutte spécifique contre les partis communistes), fut employé comme propagandiste par la banque Worms. Il fut un des rédacteurs de la revue les Nouveaux Cahiers, fondée en 1937 en vue de la scission de la CGT, financée et tuteurée par le directeur général de la banque Jacques Barnaud, futur délégué général aux relations économiques franco-allemandes (1941-1943).
 
La revue, qui chanta sans répit les louanges d’une « Europe » sous tutelle allemande, fut publiée entre la phase cruciale de la scission, d’origine patronale, de la CGT (n° 1, 15 mars 1937), et la Débâcle organisée de la France (n° 57, mai 1940). Souvarine y voisinait avec la fine fleur de la « synarchie » issue de l’extrême droite classique (Action française) qui allait peupler les ministères de Vichy : il n’y était requis qu’en tant que spécialiste de (l’insulte contre) l’URSS et de la croisade contre la république espagnole assaillie par l’Axe Rome-Berlin. Cette « petite revue jaune », qui attira bien des « collaborations », selon l’expression du synarque et ami de Barnaud, Henri Du Moulin de Labarthète, chef de cabinet civil de Pétain, est annonciatrice de presque tous les aspects de la Collaboration. Elle est conservée dans les fonds d’instruction de la Haute Cour de Justice des Archives nationales (W3, vol. 51, en consultation libre : régime de la dérogation générale, série complète jusqu’au n° de décembre 1938) et des archives de la Préfecture de police (série PJ, vol. 40, sous dérogation quand je l’ai consultée). Le lecteur curieux constatera que « Boris Souvarine, historien » (ainsi qualifié au 3e épisode, « Staline. Le maître du monde »), dans ses articles, réguliers, dresse entre 1937 et 1940 un portrait de l’URSS (et) de Staline en tout point conforme à ce que le spectateur français a appris, le 3 novembre 2015, sur le cauchemar bolchevique. Souvarine partit pour New York en 1940, y passa la guerre, et prit alors contact avec les services de renseignements alors officiellement voués à la seule guerre contre l’Axe (notamment l’Office of Strategic Services (OSS), ancêtre de la CIA, mais fort antisoviétiques. Il ne revint en France qu’en 1947 C’est le soutien financier clandestin du tandem CCF-CIA qui lui permit d’éditer et de faire triompher son Staline : en panne d’éditeur et de public de la Libération à la fin des années 1940, le chef de l’« Institut d’Histoire sociale et de Soviétologie » (définitivement reconstitué en mars 1954) accéda ainsi au statut d’« historien » que lui accorde « Apocalypse Staline ». Deuxième « historien », non signalé comme tel, mais « remercié » dans les crédits, Pierre Rigoulot, présumé cheville ouvrière des films sur Staline, fait peser sur les trois épisodes de la série une triple hypothèque.
 
1°. M. Rigoulot n’est pas un historien mais un idéologue, militant au service de la politique extérieure des États-Unis, officiellement apparenté depuis les années 1980 aux « néo-conservateurs », selon Wikipedia, qu’on ne saurait taxer d’excessive complaisance pour le communisme : aucun des ouvrages qu’il a rédigés sur l’URSS, la Corée du Nord (sa nouvelle marotte depuis sa contribution sur le sujet dans Le Livre noir du communisme), Cuba, ne répond aux exigences minimales du travail scientifique
 
 
2°. Faussaire avéré sous couvert de prendre la défense « des juifs », il a été, pour son ouvrage L’Antiaméricanisme (éditions Robert Laffont, 2005), condamné en diffamation par jugement de la 17e chambre du TGI de Paris, le 13 avril 2005, « ayant inventé de toutes pièces [une] fausse citation » antisémite (absente) d’un ouvrage de Thierry Meyssan, adversaire manifestement jugé sans péril (même référence en ligne).
 
3°. L’IHS, que M. Rigoulot a rejoint en 1984 comme bibliothécaire, puis « chargé des recherches et publications », et dont il est le directeur, n’est pas une institution scientifique : c’est une officine de Guerre froide et, après la Libération, de recyclage des collaborationnistes de sang et/ou de plume issus de l’extrême droite classique et de la gauche anticommuniste. Cet organisme a été depuis la Libération financé par la banque Worms, le CNPF et, quasi officiellement, par la CIA. Il a été intimement lié à Georges Albertini, second de Marcel Déat déjà employé avant-guerre par la banque Worms et recyclé à sa sortie de prison (1948) dans la propagande anticommuniste et antisoviétique de tous ces bailleurs de fonds.
 
On trouvera sur tous ces points une ample bibliographie, fondée à la fois sur les archives policières françaises (de la Préfecture de police) et sur les fonds américains qui établit la convergence de tous les auteurs. Les trois volets d’« Apocalypse Staline » traitent, et sur le même ton haineux, tous les thèmes serinés depuis sa fondation par l’IHS, notamment ceux du Goulag (« la terreur et le goulag sont la principale activité du Politburo », 3e épisode, « Staline. Le maître du monde »), dont M. Rigoulot a fait depuis 1984, date de son entrée dans cette officine, un des thèmes privilégiés de ses travaux, et de l’« Holodomor », « organisé » par Staline.
 

Conclusion

On pourrait proposer au spectateur de visionner, en supprimant le son de cette projection grotesque, les bandes de « rushes » (les auteurs des films prétendent avoir livré du pur document brut, particulièrement authentique, mais le film de fiction, soviétique d’ailleurs, y occupe une part non négligeable). Il percevrait ainsi immédiatement qu’on pourrait faire une toute autre histoire de l’URSS sous Staline que celle qui s’appuie sur un matériau frelaté.
 
Là n’est pas l’essentiel. Le service public de télévision français a une fois de plus, en matière d’histoire, bafoué les principes minimaux de précaution scientifique et ridiculisé les spectateurs français, en leur servant un brouet de pure propagande antisoviétique : il avait déjà ouvert, entre 2011 et 2013, le service public aux seuls héritiers de Louis Renault, venus se lamenter, avec ou sans historiens complices, sur la spoliation de leur grand-père quasi résistant. Est-il normal que la société France Télévisions, financée par la redevance versée par tous les contribuables, se prête à une opération digne du « ministère de l’information et de la propagande » de Göbbels?
 
On attend le « débat » qu’impose la malhonnêteté avérée de l’entreprise.
 
J’y participerai(s) volontiers.
 

24/04/2015

Être gay ou lesbienne au temps du nazisme

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Le 70e anniversaire de la Libération est aussi l’occasion de commémorer les victimes de la persécution nazie, dont celles, longtemps oubliées, qui furent déportées parce qu’homosexuelles. Et d’évoquer ce que l’on sait sur la vie des gays et des lesbiennes aux quatre coins de l’Europe durant cette sombre période.

C’est désormais un fait avéré : entre 1933 et 1945, les hommes homosexuels ont payé un lourd tribut à la barbarie des nazis qui voulaient « purifier » la « race aryenne » de ce « vice contagieux ». Accusés d’avoir enfreints le paragraphe 175 du code pénal allemand, selon lequel « un homme qui commet un acte sexuel avec un autre homme est puni de prison » 1, entre 50 000 et 100 000 hommes, principalement allemands, ont été incarcérés durant le IIIe Reich. Plusieurs milliers d’autres furent internés dans des instituts psychiatriques. Enfin, entre 5 000 et 10 000 hommes, soupçonnés d’avoir des pratiques homosexuelles, furent déportés en camps de concentration. Et deux tiers d’entre eux y sont morts. « Ces détenus, qui portaient le triangle rose, étaient particulièrement maltraités. Ils étaient affectés aux commandos de travail les plus rudes, par exemple à la “carrière” à Buchenwald ou à la “briqueterie” à Sachsenhausen. Dans certains camps, ils servirent aussi de cobayes aux “médecins” qui tentaient de les “guérir” ou de les “neutraliser” en les émasculant », explique le sociologue Régis Schlagdenhauffen, chercheur au laboratoire Identités, relations internationales et circulations de l’Europe (Irice) et membre du Labex Écrire une histoire nouvelle de l’Europe (EHNE)2.

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Une période de forte répression

Si, en Allemagne, cette page de l’histoire est aujourd’hui bien documentée par les chercheurs, qu’en est-il de la vie des gays et des lesbiennes à cette époque dans les autres pays d’Europe ? C’est pour faire le point sur le sujet qu’un colloque3, organisé par Régis Schlagdenhauffen, a réuni historiens et sociologues au CNRS le 27 mars. « Tout d’abord, il faut le rappeler, l’Allemagne ne fut pas le seul pays où l’homosexualité masculine a été plus sévèrement réprimée à cette période, souligne Fabrice Virgili, historien au laboratoire Irice, également membre du Labex EHNE. Tout en prenant des formes variables, la répression s’est aussi organisée dans les régions et pays annexés par l’Allemagne (Autriche, Bohême-Moravie et Alsace-Moselle), et cela soit en vertu de la législation antérieure, soit de celle du Reich. » En Moselle, et surtout en Alsace, si le paragraphe 175 n’est introduit qu’en 1942, les homosexuels français deviennent des cibles.

Selon Frédéric Stroh, historien à l’université de Strasbourg et au Centre Marc-Bloch4, plusieurs centaines d’entre eux seront expulsés vers la France non annexée dès 1940 ; d’autres sont envoyés en détention, dont au moins 77 au « camp de rééducation » de Schirmeck, et quelques-uns en camps de concentration (Struthof). En Autriche, depuis 1852 (et jusqu’en 1971 !), le paragraphe 129 I b du code pénal interdisait « la fornication contre-nature entre les personnes de même sexe ». Mais, là encore, avec l'Anschluss, la répression s'accentue : en plus de l’instauration de tribunaux d’exception nazis et des exactions de la Gestapo, les juges viennois condamneront plusieurs centaines d’hommes.

Que sait-on de la répression des amours entre femmes ? « Focalisées sur l’Allemagne nazie, les recherches s’étaient jusqu’alors surtout intéressées à la déportation des hommes homosexuels. Et c’était primordial d’un point de vue mémoriel », insiste Fabrice Virgili. Certes, il est vrai, « seulement » quelques dizaines de femmes furent déportées pour lesbianisme. Parce qu’aux yeux des nazis, leur homosexualité ne les empêchait pas d’engendrer de petits Aryens, elle ne fut jamais pénalisée par la loi allemande5. Mais, après une période d’extraordinaire liberté dans le Berlin des années 1920, les lesbiennes allemandes durent rentrer dans le rang ou… dans l’ombre. Parallèlement, dans les pays où s’appliquait le code pénal autrichien, l’un des seuls d’Europe à prohiber les rapports lesbiens (paragraphe 129 I b), quelques centaines de femmes furent inquiétées : « Entre 1938 et 1945, 79 d’entre elles furent poursuivies pour fornication contre-nature par le tribunal de Vienne… », précise Johann Kirchknopf, historien à l’Institut für Wirtschafts und Sozialgeschichte. Selon le chercheur Jan Seidl, de la Société pour la mémoire queer, à Prague, elles furent également visées en Tchécoslovaquie, notamment dans le Protectorat de Bohême-Moravie.

Une vie dans la clandestinité

Et ailleurs ? Tandis qu’au front la proximité des combats peut inciter les soldats à nouer des relations intimes, à l’arrière, dans les autres pays non occupés ou « neutres », c’est souvent dans la clandestinité que gays et lesbiennes poursuivent leur vie amoureuse. Ainsi, selon la sociologue madrilène Raquel Osborne, nombre d’homosexuelles espagnoles développèrent des stratégies de dissimulation, dans un régime où les femmes étaient « au service de la famille et du patriarcat ». « Ces femmes menaient une double vie : d’un côté, une existence “correcte”, suivant le modèle hétéronormatif imposé par la dictature franquiste, de l’autre, la vie qui les intéressait, cachée sous la surface », explique-t-elle. Faux mariages avec des amis homos ou des protecteurs hétéros, célibat de façade, ils et elles parvenaient ainsi à se créer des espaces et des lieux de liberté tout en respectant, en apparence, les diktats sociaux exacerbés par le conflit.

Les modes de vie des homosexuels européens, hommes et femmes, à cette période de l’histoire restent encore largement à étudier… « Mais il faut aussi faire progresser la question de la commémoration des victimes des LGBTphobies, qui, considérées comme “déviantes”, ont longtemps été écartées des cérémonies du souvenir. Car, tandis que des monuments leur rendent hommage dans de nombreuses villes du monde, de New York à Berlin en passant par Tel Aviv, ce n’est toujours pas le cas en France. Cela n’entre-t-il pas en contradiction avec les idéaux de notre République ? », s’interroge, à juste titre, Régis Schlagdenhauffen.

Notes

  • 1. En vigueur depuis 1871, il fut révisé le 28 juin 1935 (version citée).

  • 2. Unité CNRS/Univ. Panthéon-Sorbonne Paris-I/Univ. Paris-Sorbonne.

  • 3. Le colloque « Être homosexuel en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale » a été organisé par le Labex EHNE avec le soutien du Conseil de l’Europe.

  • 4. Unité CNRS/MAEE/Bundesministerium für Bildung und Forschung/MESR/Humboldt-Universität zu Berlin.

  • 5. Lire les travaux de l’historienne allemande Claudia Schoppmann.

Stéphanie Arc

Publié dans le journal du CNRS

 

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