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28/02/2018

1848 est une révolution du peuple

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François Perche Écrivain, L'Humanité

La grande trahison du peuple par la bourgeoisie. Voilà comment on peut qualifier la révolution de 1848. Elle n’a jamais fait l’objet d’une quelconque commémoration. Comme on veut oublier le bain de sang dans lequel on l’a noyée.

En 1845 et 1846, les classes pauvres souffrent durement d’une disette due à de mauvaises récoltes. Les paysans se révoltent contre les « accapareurs de grains ». Les ouvriers multiplient des « sociétés de résistance ». Le chômage s’accroît, dû à la fermeture de petites et moyennes entreprises, conséquence d’une crise industrielle. Peu à peu, on assiste à une prise de conscience révolutionnaire, chez les commerçants, puis chez les ouvriers.

On parle d’une réforme électorale. On pressent qu’elle va s’imposer par la violence. Pendant six mois, ses partisans, dont les républicains qui demandent le suffrage universel, organisent en France des banquets de mille convives environ où l’on signe une pétition en sa faveur.

Louis-Philippe interdit le banquet du 22 février 1848 à Paris.

Une immense manifestation secoue la ville. Puis se transforme en une véritable émeute.

Le peuple est là. Des fabricants, des boutiquiers, des bourgeois, des ouvriers, des étudiants, des chômeurs, des miséreux, des traîne-savates, des riens du tout. La haine contre Guizot, chef du gouvernement, est là, elle aussi. Guizot démissionne le 23. À cette nouvelle, le peuple de Paris réclame l’illumination des rues. Des barricades apparaissent un peu partout. Bientôt, la fusillade se fait entendre : deux compagnies de ligne tirent sans sommation, à bout portant, sur un groupe d’ouvriers chantant la Marseillaise.

Cinquante-deux morts. On a parlé « d’épouvante muette ». Cinq cadavres sont hissés sur un chariot. Le peuple traîne ses morts toute la nuit. Ce que l’on a appelé « la promenade des cadavres » est un appel aux armes. Thiers succède à Guizot. La foule marche vers les Tuileries. Les Tuileries sont mises à sac. Le roi s’enfuit en Angleterre.

Le peuple, le 25 février, est maître de la rue. Pas un soldat, pas un gendarme, pas un garde national n’est visible. C’est la fête. On danse. C’est l’euphorie. La IIe République est proclamée.

Le peuple a gagné, oui, mais pas pour longtemps. Comme toujours, les bourgeois allaient lui ravir sa victoire. Se profile lentement, fortement, ce que l’on peut appeler une contre-révolution. Comme toujours, tout se passe chez les banquiers. La finance impose son ordre. Rien de nouveau. L’aristocratie financière s’associe à la bourgeoisie industrielle et commerçante. Puis la banque va dominer, élargir son pouvoir, et absorbera peu à peu le monde de l’industrie et du commerce.

Le peuple, qui vient de prendre lui aussi conscience qu’il existe, qui a beau crier « La liberté ou la mort ! », est sur le point de se faire « griller » par le gouvernement provisoire (adoubé par le banquier Goudchaux). Dans celui-ci se trouvent des hommes tous bien ancrés à droite, comme Lamartine, Ledru-Rollin, Arago, Dupont de l’Eure, qui vont éliminer l’opposition socialiste. Le 15 mai Blanqui, Barbès, Raspail, Leroux, notamment, sont arrêtés.

On fusille partout sans sommation. On va jusqu’au bout de l’horreur

Le 24 juin, l’Assemblée constituante, expurgée des républicains, transmet ses pouvoirs au ministre de la Guerre, le général Cavaignac. L’Assemblée proclame la dictature militaire et l’état de siège. Le 26 juin 1848, à midi, commence alors une répression méthodique. Pour dire les choses simplement : douze mille prisonniers, trois mille morts, quatre mille personnes déportées aux colonies sans jugement. Pour s’en tenir aux chiffres officiels. On en avance d’autres beaucoup plus importants.

On fusille partout sans sommation. On va jusqu’au bout de l’horreur. Les survivants de cette tuerie sont enfermés dans les souterrains des Tuileries, dans les caves de l’École militaire, et dans celles de l’Hôtel de Ville. Les prisonniers croupissent, entassés les uns sur les autres, affamés, étouffés, dans la boue et les ordures. Çà et là les gardes tirent sur eux par les lucarnes, pour rire un peu.

Voilà comment finit la révolution de 1848.

En février, on a vu ensemble les ouvriers, les étudiants, les boutiquiers, les commerçants, la petite bourgeoisie. Mais après l’horreur des journées de juin, le peuple a compris qu’il avait été berné. Que la révolution lui a été confisquée au profit de ces gens-là, les nantis, les boutiquiers, la petite bourgeoisie. Les étudiants également l’ont abandonné.

Le peuple, saigné, ne se mêlera plus de rien. Il ne croit plus que les prolétaires soient liés à la République. Il ne bougera plus. Il a décidé qu’il ne serait plus que le seul acteur de la révolution, et « qu’il ne la jouera qu’à son heure ». Et ce sera, bien plus tard, la Commune. 

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27/02/2018

L'HIVER TERRIBLE DE 1709 SOUS LOUIS XIV AVEC PLUS DE 600 000 MORTS DENOMBRES EN FRANCE

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Personne n’a vu la catastrophe venir. Depuis des jours, il pleuvait des cordes sur le royaume de France, et le fond de l’air restait étonnamment doux : environ 10 °C, comme si l’automne s’éternisait. Il a suffi de quelques heures pour que la France de Louis XIV plonge dans un cauchemar glacé, qui va la mettre sur le flanc pour longtemps.

Tout commence dans la nuit du dimanche 6 janvier 1709 par une bise coupante venue du nord. Lille est d’abord pris dans sa gangue. Trois heures plus tard, la vague polaire atteint Versailles et Strasbourg, avant de mordre le Berry et la région lyonnaise, puis de déferler impitoyablement vers le sud.

Le temps d’un souffle, le mercure dévisse de façon prodigieuse. Il a suffi d’une nuit pour changer la France en Sibérie ! Claude du Tour, avocat à Soissons, raconte la surprise de son grand-père, un Parisien du quartier de la Grève (autour de l’actuel Hôtel de Ville), qui « passa les ponts le 5 janvier dans la soirée pour aller tirer les Rois (c’était l’Epiphanie) dans le faubourg Saint-Germain ». A l’aller, il pleuvait dru, mais « quand il repassa la Seine dans la nuit, il gelait à pierre fendre ». Le thermomètre est descendu à - 17 °C dans la capitale.

Des récoltes fichues

hiver4.jpgA l’aube, dans les campagnes, certains n’arrivent même pas à sortir de chez eux tant la neige est tombée. Au bout de quelques jours, tout gèle. Le Rhône se traverse en charrette, le Vieux-Port de Marseille est pris dans les glaces. Et les températures continuent de s’enfoncer. Les animaux meurent dans les étables, les poissons dans les étangs. Certains jurent voir des corneilles tomber comme des pierres en plein vol. Léonard Blanchier, maître chirurgien en Charente, constate l’étendue des dégâts dans les forêts pétrifiées.

Noyers, chênes, châtaigniers pourrissent de froid ou éclatent dans une symphonie lugubre. « Comme un coup de mousquet », précise-t-il. Dans les maisons, la cheminée ne suffit plus à réchauffer les corps. Il y fait jusqu’à - 10 °C, tout comme à Versailles, où le vin gèle dans les carafes. « Les glaçons tombaient dans nos verres », note le duc de Saint-Simon, mémorialiste des dernières années de Louis XIV.

Dans ce château qui a connu des jours meilleurs, l’ambiance, minée par les décès à la chaîne au sein de la famille royale, est devenue crépusculaire. Et le Roi-Soleil, malade et dévot, est l’ombre de lui-même. Il a ruiné le pays à force de dépenses somptuaires et de conflits. Depuis 1701, il est embourbé dans la guerre pour la succession au trône d’Espagne. Tant bien que mal, il empêche les nations coalisées de fondre sur son royaume, mais le froid, lui, se fiche des frontières. Un salutaire dégel fin janvier est suivi début février d’une autre vague de froid.

Le roi appelle aux dons

L’infernal yo-yo recommence début mars, alors que la végétation est en pleine montée de sève. Comme les vignes, les récoltes de céréales sont fichues : le prix du froment est multiplié par cinq. Faute de nourriture et de routes praticables, Paris cesse d’être approvisionné jusqu’en avril ! Partout dans le royaume, on meurt de faim ou de froid. Des manants s’attaquent aux boulangeries, pillent pour manger.

Au printemps, le roi tente de reprendre les choses en main : sa vaisselle d’or vient renflouer les caisses de l’Etat. Tout en invitant ses « enfants » à faire preuve de patience et de courage, il lance un appel aux dons et a l’idée géniale de les accélérer en rendant public le nom des plus généreux… La France, au bord du chaos, va résister aux envahisseurs étrangers, mais pas au « grand hiver », qui aura tué plus de 600 000 âmes.

Roi-Soleil, règne glacial !

hiver.jpgLe « terrible grand hyver » de 1709 fut l’un des plus rudes (hormis celui de 1879) de notre histoire. Et sans conteste le plus dramatique en termes de bilan économique et humain. Comme un pied de nez à la puissance royale, il commence à frapper un 6 janvier, fête de l’Epiphanie, le jour… des rois !

Le royaume de Louis XIV éprouve durement les frimas du petit âge glaciaire. Cette période climatique, qui s’étend du début du XIVe siècle à la moitié du XIXe, se traduit par une avancée des glaciers, des températures basses l’hiver et les autres saisons fraîches et humides. Notamment pendant les vingt-cinq dernières années du règne (1643- 1715) du Roi-Soleil, qui serait fondé à dire à son lointain successeur à la tête de l’Etat : « Non, monsieur Hollande, vous n’avez pas le monopole de la pluie ! »

A partir de 1690, une moindre activité du soleil entraîne, selon les experts (qui se fondent sur les dates des moissons et des vendanges), un refroidissement d’environ 2 °C en Europe de l’Ouest. Un autre phénomène favorise la grande catastrophe hivernale de 1709 : l’éruption quasi simultanée de quatre volcans quelques mois plus tôt : le Vésuve (Italie), le Santorin (Grèce), le Fujiyama (Japon) et le piton de la Fournaise (île de la Réunion). Les poussières expulsées ont affaibli l’irradiance du soleil. En cette terrible année, le ciel et la terre s’étaient donc ligués contre la France. Et avaient infligé à son roi si dispendieux et guerrier ce que beaucoup ont vu alors comme une « punition divine ».

Sources Le Parisien

12:58 Publié dans Société | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : hiver 1709, louis xiv, morts, misère | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook |

21/02/2018

Maurice Audin, témoignage. « Une saloperie de communiste, il faut le faire disparaître »

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Parcours "Maurice Audin" d'Ernest Pignon Ernest, d'Alger 2003

Maud Vergnol, l'Humanité

Le témoignage d’un ancien appelé, qui pense avoir « enterré » le corps de Maurice Audin, torturé par l’armée française en juin 1957, relance l’exigence de vérité et ravive les horreurs d’une guerre dont l’État français n’a toujours pas assumé sa responsabilité.

« Je crois que c’est moi qui ai enterré le corps de Maurice Audin. » Jacques Jubier (1) a la voix un peu tremblante. Il hésite, regarde autour de lui. Mais il veut témoigner. Comme près de deux millions d’appelés, il avait préféré oublier, se taire « pour protéger (sa) famille ». Et puis, le temps a fait son œuvre. Et la peur de « représailles » de la Grande Muette s’est dissipée. C’est l’entretien publié dans nos colonnes, le 28 janvier, avec le mathématicien Cédric Villani qui l’a convaincu. Si un député de la majorité est déterminé à faire reconnaître la responsabilité de l’État français dans l’assassinat, en juin 1957, du jeune mathématicien communiste Maurice Audin, c’est que les langues peuvent commencer à se délier… Et l’exigence d’une reconnaissance de ce crime d’État, bientôt aboutir.

Avec « l’affaire » Maurice Audin, c’est la pratique généralisée de la torture pendant la guerre d’Algérie qui refait surface. Une sauvagerie institutionnalisée, dont le refoulement a rongé comme une gangrène la société française. Mais les mécanismes de fabrication de l’oubli finissent toujours par céder. Ce nouveau témoignage en est la preuve.

Alors que la capitale est engourdie par la neige, Jacques Jubier, 82 ans, a fait le voyage depuis Lyon pour soulager sa conscience et « se rendre utile pour la famille Audin », assure-t-il. Son histoire est d’abord celle du destin de toute une génération de jeunes appelés dont la vie a basculé du jour au lendemain. En 1955, après le vote « des pouvoirs spéciaux », le contingent est envoyé massivement en Algérie. Jacques n’a que 21 ans. Fils d’un ouvrier communiste, résistant sous l’occupation nazie en Isère, il est tourneur-aléseur dans un atelier d’entretien avant d’être incorporé, le 15 décembre 1955.

Un mois plus tard, le jeune caporal prendra le bateau pour l’Algérie, afin d’assurer des « opérations de pacification », lui assure l’armée française. Sur l’autre rive de la Méditerranée, il découvre la guerre. Les patrouilles, les embuscades, les accrochages avec les « fels », la solitude, et surtout, la peur, permanente. Cette « guerre sans nom », il y participe en intégrant une section dans un camp perché sur les collines, sur les hauteurs de Fondouk, devenue aujourd’hui Khemis El Khechna, une petite ville située à 30 kilomètres à l’est d’Alger. Jacques Jubier nous tend son livret militaire, puis les photographies que l’armée française n’a pas censurées : d’abord, des paysages sublimes de montagnes et vallées, où on aperçoit le barrage du Hamiz, qui draine l’extrémité orientale de la grande plaine algéroise.

« Il y avait des volontaires pour la torture, qui ne se faisaient pas prier »

Quelques clichés de ce camp isolé ont échappé à la censure. Sur l’un d’entre eux, un Algérien tient à peine sur ses jambes aux côtés de cinq jeunes soldats, une pelle à la main, qui sourient. Jacques est l’un d’eux. En arrière-plan, on distingue une cabane en troncs et ciment. « C’est ici qu’ils torturaient les Algériens, explique-t-il. Moi, au début, je les appelais “les partisans”, et puis j’ai vite compris qu’il fallait que j’arrête. » Pendant des mois, la bière est le seul « divertissement » de jeunes soldats qui s’interrogent encore sur ces étranges opérations de « pacification ». « On a vite compris de quoi il s’agissait. Il y avait des volontaires pour la torture. Certains ne se faisaient pas prier. Moi, j’ai refusé. Mon capitaine n’a pas insisté », assure-t-il. Mais il a vu, aux premières loges, le conditionnement, puis l’engrenage de la violence, individuelle et collective.

« Un trou était creusé dans le sol du camp, où les prisonniers étaient détenus entre deux séances de torture, raconte-t-il. Ils ne repartaient jamais vivants. C’était le principe. Les soldats ne se rendaient pas compte de l’horreur de ces exactions. On était conditionnés, mais nous ne réagissions pas tous de la même manière. J’ai vu des choses horribles que je n’ai jamais oubliées : la gégène, mais bien pire encore. » Dans cette guerre de renseignements, les appelés ont très vite été encouragés à commettre des exécutions sommaires et des actes de torture, avec le sentiment d’obéir à des ordres et donc de servir leur pays. Dès le début, non seulement les gouvernements savaient, mais couvraient et légiféraient.

« Une scène m’a longtemps hanté, confie-t-il avec émotion. Un petit Kabyle de 14-15 ans n’avait pas été jeté dans la fosse avec les autres Algériens. Les soldats français pensaient que ce gamin allait les aider à faire parler les autres. Mais il était devenu trop encombrant. Un jour, on part en patrouille et le capitaine l’emmène avec nous. Il s’arrête au milieu de la route et lui dit qu’il peut partir. Le petit refuse d’abord, comme s’il sentait quelque chose… et puis, il s’est enfui en courant. Ils lui ont tiré dessus avec un fusil-mitrailleur. Il a pris des rafales, est tombé à terre. Il n’était pas mort. Je revois cette scène comme si c’était hier. Le capitaine a dit aux gars : achevez-le ! Et là, j’ai vu des sauvages, ils s’y sont mis à plusieurs. Et encore, c’étaient des gars du contingent, donc vous imaginez les paras… Ils lui ont éclaté la cervelle. C’était une scène d’horreur. Je me souviens de ses grands yeux clairs qui regardaient vers le ciel… Des sauvages… »

« Là-bas, les gars devenaient comme des animaux »

Déserter ? « C’était impossible ! Chaque soir, j’appréhendais ce qu’on allait me demander de faire le lendemain. Comme les Algériens ne sortaient jamais vivants du camp, il fallait, pour l’armée, se débarrasser des corps. On m’a donc demandé de les charger dans un GMC (véhicule de l’armée), bâché, et on devait les abandonner devant les fermes. Je ne sais pas ce que les habitants en faisaient, une fois qu’ils les trouvaient, ils devaient les enterrer sur place. Moi, je voulais du respect pour les morts. Certains osaient même fouiller les corps pour trouver trois pièces. Là-bas, les gars devenaient comme des animaux. »

Si Jacques ne songe pas à la désertion, il fait valoir une blessure au genou et finit par être muté à la compagnie de commandement pour l’entretien des véhicules dans la ville de Fondouk. C’est ici que, un après-midi du mois d’août, un adjudant de la compagnie lui demande de bâcher un camion : « Un lieutenant va venir et tu te mettras à son service. Et tu feras TOUT ce qu’il te dira. » Le lendemain matin, le temps est brumeux et le ciel bas quand un homme « au physique athlétique » s’avance vers lui, habillé d’un pantalon de civil mais arborant un blouson militaire et un béret vissé sur la tête. C’était un parachutiste. « On va accomplir une mission secret-défense, me dit le gars. Il me demande si je suis habile pour faire des marches arrière. Puis, si j’ai déjà vu des morts. Puis, si j’en ai touché, etc. » « Malheureusement oui », relate l’ancien appelé. « C’est bien », lui répond le para, qui le guide pour sortir de Fondouk et lui demande de s’arrêter devant une ferme. « Est-ce que tu as des gants ? Tu en auras besoin… »

Jacques s’arrête à sa demande devant l’immense portail d’une ferme assez cossue qui semble abandonnée. Il plisse les yeux pour en décrire le moindre détail qui permettrait aujourd’hui de l’identifier. « Descends et viens m’aider ! » lui lance le para, dont il apprendra l’identité bien plus tard : il s’agirait de Gérard Garcet (lire l’Humanité du 14 janvier 2014), choisi par le sinistre général Aussaresses pour recruter les parachutistes chargés des basses besognes. Le même qui fut, plus tard, désigné par ses supérieurs comme l’assassin de Maurice Audin…

« On les a passés à la lampe à souder pour qu’ils ne soient pas identifiés »

Le tortionnaire ouvre une cabane fermée à clé, dans laquelle deux cadavres enroulés dans des draps sont cachés sous la paille. « J’ai d’abord l’impression de loin que ce sont des Africains. Ils sont tout noirs, comme du charbon », se souvient Jacques, à qui Gérard Garcet raconte, fièrement, les détails sordides : « On les a passés à la lampe à souder. On a insisté sur les pieds et les mains pour éviter qu’on puisse les identifier. Ces gars qu’on tient au chaud depuis un bout de temps, il faut maintenant qu’on s’en débarrasse. C’est une grosse prise. Il ne faut jamais que leurs corps soient retrouvés. » « C’est des gens importants ? » lui demande le jeune appelé. « Oui, c’est le frère de Ben Bella et l’autre, une saloperie de communiste. Il faut les faire disparaître. »

Un sinistre dialogue que Jacques relate des sanglots dans la voix. C’est qu’il est aujourd’hui certain qu’il s’agissait bien de Maurice Audin. Quant à l’autre corps, il est impossible qu’il s’agisse d’un membre de la famille d’Ahmed Ben Bella, l’un des chefs historiques et initiateurs du Front de libération nationale (FLN). Sans doute un dirigeant du FLN, proche de Ben Bella… À moins que Garcet n’ait affabulé ? « Je ne crois vraiment pas. Vous savez, ces hommes-là, ils se croyaient dans leur bon droit. »

« Après les avoir enterrés, on a repris la route au nord du barrage du Hamid, poursuit-il. Je ne disais pas un mot. Après vingt minutes de trajet environ, on s’est arrêtés devant un portail. Il n’était pas cadenassé, celui-là. Ça m’a étonné. Au milieu de la ferme, il y avait une sorte de cabane sans toit avec des paravents, comme un enclos entouré de bâches. Il m’a demandé d’attendre. Quand il a ouvert la bâche : quatre civils algériens avaient les yeux bandés et les mains attachées dans le dos. Ils leur avaient fait creuser un énorme trou, qui faisait au moins 4 mètres de profondeur. Dans le fond, j’ai aperçu des seaux, des pioches et une échelle. Il m’a demandé de recouvrir les deux cadavres. Ce que j’ai fait. D’abord il m’a félicité. Puis, me dit de n’en parler à personne, que j’aurais de gros ennuis si je parle. Et ma famille aussi. Il me menace. On est rentrés à Fondouk et il me demande de le déposer devant les halles du marché. »

Inciter les derniers témoins à parler

Et puis, Jacques a oublié, pour continuer à vivre. Comme toute une génération marquée à vie, murée dans le silence et la honte, il n’a pas parlé. Ni de cette nuit-là, ni du reste. Dans la Question, Henri Alleg relate un dialogue avec ses bourreaux à qui il dit, épuisé par la torture : « On saura comment je suis mort. » Le tortionnaire lui réplique : « Non, personne n’en saura rien. » « Si, répondit Henri Alleg, tout se sait toujours… »

La recherche de la vérité, entamée à Alger par Josette Audin et relayée en France, n’est toujours pas terminée, plus de soixante ans après les faits. Le récit de Jacques permettra-t-il de recoller certains morceaux du puzzle ? Et d’inciter les derniers témoins à parler ? Si son témoignage, qui a été transmis à la famille Audin, ne fait pas de doute sur sa sincérité et que le faisceau de coïncidences est troublant, il n’existe qu’une chance infime pour qu’il s’agisse bien de Maurice Audin. « Comme dans toutes les disparitions, l’absence du corps de la victime empêche d’y mettre un point final et rend impossible la cicatrisation des plaies de ceux que la disparition a fait souffrir », explique Sylvie Thénault.

Pour l’historienne (2), qui a travaillé avec la famille Audin, ce témoignage, comme les révélations qui ont émergé dans les années 2011-2014, ont des fragilités inhérentes à leur caractère tardif. « Mais il est possible d’imaginer qu’un jour un document émerge, contenant un élément nouveau qui, telle une pièce manquante à un puzzle, viendrait conforter l’une ou l’autre des hypothèses envisageables, voire en prouver une au détriment des autres. » Peut-être que, comme l’affirmait Benjamin Stora dans la Gangrène et l’oubli, l’écriture de l’histoire de la guerre d’Algérie ne fait que re-commencer.

(1) Le témoin a souhaité garder l’anonymat mais « se tient à la disposition de la famille Audin ».
(2) « La disparition de Maurice Audin. Les historiens à l’épreuve d’une enquête impossible (1957-2004) », Histoire@Politique. Sylvie Thénault. Lire aussi de la même auteure, Histoire de la guerre d’indépendance algérienne, Flammarion. 2005
 
MAURICE AUDIN

audin maurice,biographie,témoignage,assassinatMaurice Audin, né le à Béja (Tunisie) et mort à Alger en 1957, est un mathématicien français, assistant à l’université d’Alger, membre du Parti communiste algérien et militant de l'indépendance algérienne.

Après son arrestation le 11 juin 1957 au cours de la bataille d'Alger, il meurt à une date inconnue.

Pour ses proches ainsi que pour nombre de journalistes et d'historiens, notamment Pierre Vidal-Naquet, il est mort pendant son interrogatoire par des parachutistes. Cette thèse a longtemps été rejetée par l'armée et l'État français, qui affirmait qu'il s'était évadé, jusqu'à ce que le général Aussaresses affirme avoir donné l'ordre de le tuer. En juin 2014, le président Hollande a pour la première fois reconnu officiellement que Maurice Audin était mort en détention, sans toutefois rendre publics les documents le confirmant.

Sources Wikipédia