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30/11/2023

Faits historiques ou libertés de Ridley Scott ? Le vrai du faux de "Napoléon"

Napoleon.jpg

Le réalisateur britannique a tenté de condenser l'immense saga napoléonienne dans un film d'action hollywoodien. Voici quelques-uns de ses procédés et les libertés qu'il a prises avec l'histoire.

Il n'est pas très difficile de comprendre ce qui attire les réalisateurs dans l'histoire de Napoléon Bonaparte, un homme sorti de l'ombre pour mobiliser d'innombrables soldats et du matériel à foison, afin de réaliser une vision prétendument impossible. L'un des premiers à s'y aventurer, en 1927, fut le Français Abel Gance qui produisit une épopée de cinq heures trente, restée l'étalon-or dans le domaine.

Plus tard, Stanley Kubrick s'est lancé dans la réalisation d'un biopic qui s'est avéré trop ambitieux et trop cher pour voir le jour, bien que Steven Spielberg ait récemment caressé l'idée d'en adapter les notes pour réaliser une mini-série sur sept heures. Et voilà que Ridley Scott s'est invité dans la danse avec un film de deux heures et demie pour le cinéma (une version longue d'au moins quatre heures est supposée être diffusée plus tard sur Apple TV+).

Ridley Scott a voulu s'attaquer à la nature démesurée des épopées napoléoniennes en les réduisant à leur essence: les principales campagnes militaires, des batailles captivantes et, au cœur du film, la relation compliquée et passionnée entre Napoléon et Joséphine, sa première épouse.

Le problème, c'est qu'adapter l'histoire de Napoléon Ier n'est pas aussi simple que d'adapter celle de, disons, Jules César (un de ses modèles) –c'est-à-dire «maintenant, je vais envahir la Gaule, et après j'envahirai la Germanie, et ensuite Carthage». Parce que les hauts faits de Napoléon Ier s'inscrivaient dans le patchwork européen diablement complexe d'alliances toujours changeantes et renforcées par des mariages dynastiques (un arrangement qui restera en place jusqu'à ce que la Première Guerre mondiale le réduise en miettes). On comprend aisément pourquoi Ridley Scott a préféré dédier du temps d'écran à une charge de cavalerie plutôt qu'à des querelles autour d'un traité.

Réduire ou condenser les détails historiques est tout à fait légitime si cela peut contribuer à rendre l'histoire plus compréhensible et moins susceptible de prendre le pas sur le récit dramatique. Le danger, c'est que cela affadit les personnages et leurs relations. Le personnage de Napoléon Bonaparte de Ridley Scott en est réduit à être obsédé par trois choses uniquement: les tactiques militaires, Joséphine et son «destin».

L'initiateur du code Napoléon (ou code civil), qui constitue toujours le fondement de la plus grande partie des systèmes juridiques européens, et l'autocrate qui n'en prônait pas moins l'égalité de tous devant la loi (pour les hommes blancs) en sont totalement absents.

Ridley Scott a clairement affiché ce qu'il pensait de ses choix historiques faits à la carte. «Quand je suis en désaccord avec les historiens, je leur demande: “Pardon gars, mais tu y étais? Non? Bon, alors ferme ta gueule.”», a-t-il confié au journal britannique Sunday Times. Au risque d'encourir les foudres de Sir Ridley, nous nous sommes permis de jeter un œil sur les différences entre fiction et faits historiques de son Napoléon, sorti en salles le 22 novembre.

Napoléon avait-il la quarantaine quand sa carrière a décollé ?

 

Dans le film, Napoléon Bonaparte, tel qu'il est incarné par Joaquin Phoenix, semble avoir dépassé les 40 ans lorsque, malgré son grade modeste de capitaine d'artillerie, il est chargé de forcer le blocus de Toulon, où les navires de guerre de la marine britannique défendent les forces royalistes occupant ce port essentiel de la mer Méditerranée.

L'habile stratagème de Napoléon consiste à prendre le contrôle du fort, relativement mal défendu et qui donne sur le port, puis d'utiliser ses canons pour réduire en miettes les navires britanniques. Il se déguise et part lui-même en reconnaissance dans le fort pour déterminer où placer des explosifs. Puis, après qu'il ont détoné alors que les soldats britanniques faisaient la bringue, il envoie des soldats français escalader le mur pour se battre au corps-à-corps (et se joint à eux). Cette audacieuse victoire lui vaudra d'être nommé général de brigade.

Tout cela est à peu près exact. Napoléon Bonaparte a en effet échafaudé cette efficace stratégie, montrant le génie tactique qui définirait sa carrière militaire, et il fut bien promu en conséquence. Cependant, la prise de Toulon eut lieu en 1793, alors qu'il n'avait que 24 ans et qu'il n'était encore qu'un jeune homme pressé. En outre, son plan n'a pas été adopté parce qu'il était copain avec Paul Barras (joué par Tahar Rahim), député et représentant spécial de la Convention. C'est parce qu'il a gagné la bataille qu'ils sont devenus amis.

Joséphine était-elle plus jeune que Napoléon ?

 

Napoléon assiste à l'un des célèbres «bals des victimes», ces fêtes tapageuses organisées par des aristocrates qui avaient été emprisonnés à la Bastille où ils attendaient leur exécution, mais avaient réussi à survivre jusqu'à la fin de la Terreur en juillet 1794 [ndt: en réalité, les bals des victimes étaient organisés par les jeunes membres survivants des familles des nobles exécutés].

Là, à l'autre de bout de la pièce bondée, il aperçoit la séduisante Joséphine de Beauharnais (Vanessa Kirby), l'attirante veuve d'un aristocrate et ancien prisonnier de la Bastille, apparemment dans la trentaine. Il tombe sous le charme, mais elle est plus réservée. Elle accepte sa carte, mais rien de plus.

Là, à l'autre de bout de la pièce bondée, il aperçoit la séduisante Joséphine de Beauharnais (Vanessa Kirby), l'attirante veuve d'un aristocrate et ancien prisonnier de la Bastille, apparemment dans la trentaine. Il tombe sous le charme, mais elle est plus réservée. Elle accepte sa carte, mais rien de plus.

On voit aussi Joséphine lui apprendre les bonnes manières à table. En réalité, Napoléon n'était pas le soldat rustre décrit par Ridley Scott. Il venait plutôt d'une famille de petits aristocrates corses (Joséphine était issue du même type de famille de la petite noblesse de Martinique). Ce n'était donc pas un homme fruste qui n'aurait pas su se tenir. De fait, son amour de la littérature était notoire –il créa une bibliothèque personnelle restée célèbre– tout comme sa pensée affiliée aux Lumières.

De même, Napoléon ne rencontra pas Joséphine dans une pièce bondée; ce fut son ami Paul Barras, dernier en date de toute une série d'amants influents et de protecteurs cultivée par la jeune veuve, qui les présenta l'un à l'autre –on disait que Joséphine était au boudoir ce que Napoléon était au champ de bataille.

La campagne d'Égypte est-elle fidèlement racontée ?

 

Paul Barras envoie Napoléon Bonaparte en Égypte en 1794 dans le but de «libérer» le pays de l'influence britannique et d'attaquer le Royaume-Uni par le biais de son empire oriental. Comme d'habitude, Napoléon déploie l'artillerie. Il tire sur les pyramides –ce qui ne s'est pas produit et était même techniquement impossible pour l'époque. «Je ne sais pas s'il a vraiment fait ça, mais c'était un moyen rapide de dire qu'il avait pris l'Égypte»a expliqué le réalisateur.

Puis il inspecte un sarcophage en or qui a été retiré d'un tombeau, l'ouvre et endommage la momie desséchée qui s'y trouve rien qu'en la touchant. Lorsqu'il apprend que Joséphine a un amant, il se rue à Paris au risque d'être accusé de désertion.

Si tirer sur les pyramides et détruire une momie renforce la vision du long métrage présentant Napoléon Bonaparte comme une brute dotée d'une intelligence stratégique (un genre de proto-Hitler qui correspond très bien à la vision britannique –mais pas à la vision européenne– du personnage historique), il amena en réalité avec lui 167 savants, dont des géographes, des historiens, des économistes et des architectes, parce qu'il voulait que cette campagne ne soit pas seulement une expédition militaire.

Napoléon remporta une victoire majeure contre l'armée des mamelouks et passa les trois mois où il contrôla Le Caire à introduire l'éclairage et le nettoyage des rues, à réformer le système d'imposition pour soulager un peu la paysannerie égyptienne, à faire construire des hôpitaux modernes pour combattre la peste et à réformer la structure administrative de la ville pour la faire sortir de la féodalité. Il établit également un institut scientifique dédié à l'étude des mathématiques, de la physique, de l'économie politique et des arts.

Il apprit en effet que Joséphine entretenait une liaison, mais lui-même en faisait autant de son côté (avec l'épouse d'un officier subalterne, qui écopa du sobriquet de «Cléopâtre de Napoléon»). Son retrait de la ville eut donc davantage de rapport avec les difficultés à trouver à manger dans le désert, ainsi qu'avec l'épidémie de peste et la résistance renouvelée des Égyptiens soutenus par les Britanniques.

En 1801, ce qu'il restait de l'armée française battit en retraite, vaincue, mais l'expédition donna naissance à une encyclopédie en vingt-trois volumes sur le pays et sans doute à la création de l'égyptologie en tant que champ d'études.

La mère de Napoléon mit-elle une jeune femme dans son lit ?

 

Dans le film, après que Napoléon Ier a été sacré empereur et a fait de Joséphine son impératrice (le 2 décembre 1804), il devient de plus en plus conscient de la nécessité de produire un héritier pour assurer sa lignée et s'inquiète de l'incapacité de sa femme à lui en fournir un. Pour savoir si la faute en incombe à Joséphine (alors qu'elle a déjà eu deux enfants, ce qui aurait dû régler la question) ou à son époux, la mère de Napoléon introduit une charmante créature de 18 ans dans le lit de son fils et l'enjoint de la mettre enceinte.

Si Madame Bonaparte a bien agi ainsi, cela semblait totalement superflu. Joséphine de Beauharnais avait déjà surpris son époux dans la chambre de sa dame d'honneur Élisabeth de Vaudey, peu de temps avant le couronnement de 1804. Et Napoléon avait menacé de divorcer à la suite de son incapacité à produire un héritier (divorce qui fut officialisé en 1810).

Puis, en 1805, il rencontra Éléonore Denuelle de La Plaigne, 18 ans, qui appartenait à la maison de sa sœur Caroline (et couchait avec son mari). Napoléon Ier installa Éléonore dans une maison à Paris et en décembre 1806, elle lui donna un fils. Il eut un second enfant illégitime en 1810 avec une autre maîtresse, la comtesse Marie Walewska.

On disait du couple de Napoléon Bonaparte et Joséphine de Beauharnais qu'elle avait eu des amants en série, tandis qu'il était d'une grande fidélité avant de devenir Premier consul (1799-1804). Puis, une fois qu'il était au pouvoir, que les positions s'étaient inversées.

Napoléon a-t-il été vaincu par l'hiver russe ?

 

Le long métrage suit la vision traditionnelle selon laquelle en septembre 1812, après avoir remporté la bataille de la Moskova, Napoléon Ier se dit qu'étant donné qu'il n'est qu'à 125 kilomètres de Moscou, il peut tout aussi bien continuer à avancer. Mais lorsque la Grande Armée arrive, elle trouve la ville désertée et détruite aux trois-quarts par les habitants qui y ont mis le feu dans un élan patriotique avant de fuir.

Sans nourriture ni approvisionnement, les soldats sont obligés de battre en retraite vers la France, dès octobre 1812 et pendant le rigoureux hiver russe, avec des chevaux qui, selon les termes d'un général, «ne sont pas habitués à ça». Parti avec plus de 600.000 hommes, Napoléon ne reviendra qu'avec 40.000 d'entre eux, en ayant perdu son aura pour toujours.

Ce sont là les grandes lignes de ce qu'il s'est passé, mais il a toujours paru peu probable que quelqu'un d'aussi soucieux d'organisation que Napoléon n'ait pas pris en compte la férocité de l'hiver russe. En 2001, à Vilnius (Lituanie), la découverte de 2.000 à 3.000 squelettes, vestiges de la Grande Armée napoléonienne, offre une explication plus plausible: ce ne fut pas l'hiver (ou du moins pas seulement l'hiver) qui décima les forces française, mais le typhus.

En juillet 1812, trois généraux, constatant que l'Armée était réduite de moitié et que les problèmes d'approvisionnement allaient en s'aggravant, exhortèrent Napoléon d'abandonner la campagne de Russie. En septembre, avant même d'avoir atteint Moscou, la Grande Armée ne comptait plus que 103.000 hommes. Un minuscule parasite avait eu raison de l'homme le plus puissant d'Europe.

 

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10/09/2023

ANGLETERRE : LE PAYS OU EST NE LE RUGBY

Rugby angleterre naissance.jpgSelon la légende, c’est à Rugby, au nord de Londres, que ce dérivé de la soule aurait vu le jour. On imagine ce sport issu des meilleures écoles anglaises offrant à la jeunesse dorée l’occasion de devenir des hommes sain de corps et d’esprit. Mais l’histoire n’est pas cousue de fil blanc.

Les clichés et images d’Épinal­ ont la vie dure, surtout lorsque l’on évoque le rugby en Angleterre. Commençons d’abord par la légende. L’histoire qui a fait que tout aurait débuté en novembre 1823 lors d’une partie de folk-football – variante de la soule – entre lycéens dans la ville de Rugby, dans le centre de l’Angleterre.

William Webb Ellis, alors un garçon frêle de 17 ans et sans grand talent sportif, se serait emparé du ballon avec les mains, au mépris des règles les plus élémentaires du jeu, puis aurait couru jusqu’à la ligne de but de ses adversaires.

Selon certains historiens britanniques, cette « légende » serait l’œuvre d’anciens élèves du collège de Rugby car d’autres témoignages ­indiquent que l’usage des mains était toujours interdit plus d’une décennie après le prétendu geste d’Ellis. Néanmoins, une pierre gravée et un monument commémorent ce geste sur le campus de l’école.

La tombe d’Ellis, dans le ­cimetière de Menton (Alpes-Maritimes), signale ainsi que « William Webb Ellis, avec un parfait mépris pour les règles du football tel que joué à son époque, a le premier pris le ballon dans les bras et couru avec, créant ainsi le caractère distinctif du rugby ».

L’histoire est donc belle ! Mais enjolivée. « D’abord, Webb Ellis n’a jamais prétendu être l’inventeur du jeu, explique Angus Gordon, le conservateur du musée de Rugby . Ensuite, il était un garçon frêle de 17 ans. Si jamais l’idée insensée lui était venue de prendre le ballon dans les mains, il aurait été massacré par ses aînés. » Dans les public schools – écoles privées et payantes –, sévissent bizutage et châtiments corporels et la transgression n’y est pas bien vue. Quoi qu’il en soit, il y a bien un fond de vérité dans tout cela. Le rugby a bien trouvé ses origines dans les milieux les plus aisés. Ce n’est pas parmi les classes populaires que le sport a grandi dans un premier temps.

Une lutte des castes

Reste qu’au début des années 1830, il se passe quelque chose à Rugby. Le collège, alors dirigé par un nouveau proviseur, Thomas Arnold, franc-maçon et humaniste, promeut les activités sportives, et en particulier ce qui deviendra officiellement le rugby, qui permet de canaliser la violence des étudiants.

Il n’y a pas de règles. Tout le monde joue. Les équipes se constituent ensuite par affinités. Puis le jeu de rugby acquiert sa vraie dimension quand les matchs opposent les différentes maisons (school houses) du collège, où les étudiants, tous pensionnaires, passent l’essentiel de leur temps. « L’orgueil devient collectif, explique Daniel Herrero dans son Dictionnaire amoureux du rugby. On n’aspire qu’à une chose, être digne de son équipe. »

La structure de la population du rugby en Angleterre semble donc être le produit de l’histoire de la discipline : protestant et aristocratique. Les public schools considèrent le rugby comme important pour la discipline, l’équité et la cohésion de la communauté. Il est censé créer des gentlemen et promouvoir une forte solidarité entre leurs membres tout au long de leur vie. L’engagement, la discipline, le respect, le travail et l’esprit d’équipe sont d’ailleurs des préceptes que l’on retrouve encore aujourd’hui gravés au pied de la monumentale statue à l’entrée du stade de Twickenham.

Dans leur étude sociologique Barbarians, Gentlemen and Players (1979), Eric Dunning et Kenneth Sheard expliquent clairement que les écoles les plus prestigieuses telles que Eton, Harrow, Rugby et tant d’autres avaient pour vocation la formation de « gentlemen chrétiens ». Pourtant, ce sport de combat collectif va très vite dépasser les portes de ces écoles du sud de l’Angleterre pour tracer sa voie vers un Nord en pleine révolution industrielle.

Ce sport de voyous ne sera pas seulement joué par des gentlemen. Ainsi, très vite dans le Lancashire, le Yorkshire, le Cumberland, mais aussi en Écosse dans la région textile des Borders, se constituent des équipes socialement composites. Au pays de Galles, le processus est similaire : le rugby est d’abord pratiqué à Newport puis se développe dans d’autres villes où les responsables des sociétés industrielles et des mines favorisent une pratique qui vise à ­mélanger les classes sociales afin de créer une supposée cohésion.

La querelle du professionalisme

Le ver est dans le fruit du rugby prôné par les public schools du Sud : un sport de riches pratiqué en amateur. Car, au Nord, la mixité sociale fait son chemin, des équipes créées autour des industries se multiplient et avec elles, l’idée de rémunérer un tant soit peu les pratiquants qui jouent le samedi, leur jour de repos. Ainsi va naître un conflit entre deux visions.

Les clubs du Sud voient, à travers leurs instances dirigeantes, d’un mauvais œil ce professionnalisme naissant et ceux du Nord, cette volonté affichée d’un indécrottable entre-soi. C’est ainsi que va naître le rugby à XIII dans le Nord, qui ne cache pas sa volonté de rémunérer les joueurs. Mais toutes ces questions – la monétisation du jeu, l’ouverture des compétitions aux clubs à recrutement populaire et le contrôle de l’organisation sportive – révèlent aussi d’autres tensions qui n’ont rien à voir avec le sport.

Eric Serres, l'Humanité

11:41 Publié dans Actualité, Sport | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : rugby, angleterre | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook |

19/06/2023

Le crime d’État contre les Rosenberg

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États-Unis Il y a soixante-dix ans, après un procès inique, le couple de militants communistes, accusé d’avoir transmis des secrets atomiques à l’Union soviétique, périssait sur la chaise électrique.

Le 19 juin 1953, les époux Ethel et Julius Rosenberg sortent de leur cellule de la sinistre prison de Sing Sing dans l’État de New York. Ils sont dirigés vers la chaise électrique où ils périront, après d’interminables convulsions. Leur faute officielle : avoir transmis les secrets de fabrication de la bombe atomique états-unienne à l’Union soviétique. Dignes face à la mort, ils refuseront jusqu’au bout de reconnaître cette culpabilité et de voir fissurer leur amour en se désolidarisant l’un de l’autre, comme on le leur suggérait, en échange d’avoir la vie sauve. Ethel écrit une « lettre à (s)es fils », un texte poignant adressé à ses deux enfants âgés alors de 6 et 10 ans pour leur recommander d’être heureux et de poursuivre son combat.

Deux ans plus tôt, le procès du couple, mené par un juge aux mains de la CIA, avait été une parodie de justice. Les deux militants communistes de 36 ans et 33 ans y avaient été accablés et condamnés à la peine capitale en dépit d’un manque caractérisé de preuves. De multiples recours et un immense mouvement de solidarité internationale ne pourront rien y changer : les autorités politiques et judiciaires états-uniennes resteront inflexibles.

Le crime d’État visait rien de moins que d’installer la géopolitique états-unienne de la guerre froide en faisant taire toute résistance intérieure. Ethel et Julius se battaient depuis des années contre le fascisme, pour la paix et la justice sociale. Et ils soutenaient l’URSS, alors encore auréolée de sa révolution et de sa résistance au nazisme. Il n’en fallait pas plus pour qu’ils soient fichés, surveillés, inscrits parmi « les subversifs » de cette 5e colonne dont le maccarthysme voulait « nettoyer le pays ».

Le tort principal de ces « suspects parfaits » aura été d’avoir lutté de toutes leurs forces militantes contre la stratégie de suprématie militaire globale du Pentagone. La bombe nucléaire, dont l’efficacité pratique avait pu être démontrée sur l’échelle de l’immonde, quelques années plus tôt à Hiroshima et à Nagasaki, en était la clé. Le couple Rosenberg était convaincant. Il fallait le discréditer, le faire taire. Pour l’exemple.

Une Chasse aux sorcières menée par McCarthy

Les familles juives d’Ethel et Julius avaient fui l’Europe centrale et ses pogroms pour se réfugier à New York, dans la ville-monde et ses promesses de liberté. Citoyen des États-Unis, le couple a subi la déraison d’État orchestrée par le sénateur Joseph McCarthy. Soixante-dix ans après, cette mémoire demeure un énorme enjeu. Une chronique s’invite régulièrement dans les médias pour tenter de faire la démonstration de la « culpabilité » du couple, ou pointer insidieusement son rôle. En guise d’argument suprême, certains brandissent, comme le fit jadis l’accusation, les paroles du frère d’Ethel, David Greenglass. Ce personnage était devenu, durant le procès, l’un des principaux témoins à charge. Lui qui avait été arrêté et avait reconnu appartenir à un réseau d’espionnage au service de l’URSS constituait une cible de choix pour les procureurs. Même s’il ne jouait d’évidence qu’un rôle de second plan, il fut longuement « cuisiné » par le FBI. À la suite de quoi il déclara au procès avoir vu sa sœur taper à la machine des documents issus de la base atomique de Los Alamos.

Sordide règlement de comptes intrafamilial, aveux extorqués contre une peine fortement allégée, ou les deux à la fois ? La vérité allait resurgir cinquante ans plus tard, en 2001. Dans une interview télévisée, David Greenglass avouait avoir menti sous serment sur l’activité de sa sœur, tout en précisant curieusement « ne rien regretter ». La figure des Rosenberg comme maîtres espions nucléaires s’écroulait. Elle n’avait, il est vrai, jamais été vraiment prise au sérieux par nombre d’observateurs avertis. Le physicien britannique d’origine allemande Klaus Fuchs ne fut-il pas reconnu, entre-temps, comme l’indiscutable « orchestrateur » des « fuites » atomiques vers l’Union soviétique ?

En 2016, Barack Obama refuse leur réhabilitation

Ignorant ces révélations, de nombreux serviteurs d’une histoire conformiste s’efforcent, jusqu’à aujourd’hui, si ce n’est de justifier le bourreau, au moins de lui reconnaître des circonstances atténuantes. Quant aux autorités états-uniennes, elles continuent de se refuser à la moindre révision d’un procès si manifestement truqué. Les deux orphelins du couple Rosenberg auront tout tenté, leur vie durant, pour obtenir sa réhabilitation. Fin 2016, le plus âgé des deux, à 73 ans, frappe à la porte de la Maison-Blanche dont le locataire est encore un certain Barack Obama. En vain.

L’engagement des Rosenberg au service de la paix était incompatible avec une géopolitique de la guerre froide, redevenue malheureusement si actuelle. Outre la missive à ses enfants, Ethel Rosenberg a écrit juste avant de s’asseoir sur la chaise électrique : « Je ne suis pas seule et je meurs avec honneur et dignité, en sachant que mon mari et moi, nous serons réhabilités par l’Histoire. » Ce combat-là se poursuit, soixante-dix après leur monstrueux assassinat d’État.