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02/10/2015

Ambroise Croizat le bâtisseur de la Sécurité sociale

croizat.jpgOuvrier métallurgiste à treize ans, député communiste du Front populaire, il participe à l’élaboration, dans la clandestinité, du programme du Conseil national de la résistance qui débouche, à la libération, alors qu’il est ministre du Travail, sur la création de la Sécurité sociale.

« Jamais nous ne tolérerons qu’un seul des avantages de la sécurité sociale soit mis en péril. Nous défendrons à en perdre la vie et avec la plus grande énergie cette loi humaine et de progrès. »

Cette phrase, prononcée par Ambroise Croizat lors de son dernier discours à l’Assemblée nationale, le 24 octobre 1950 reste brûlant d’actualité à l’heure du détricotage des acquis et qui sonne comme un hommage à un parcours qui a fait du « bâtisseur de la Sécurité sociale », l’un de ceux qui ont forgé la dignité de notre identité sociale. Il faut rappeler ce chemin entamé un 28 janvier 1901, dans l’éclat des fours de Savoie ou son père, Antoine, est manoeuvre.

En cette aurore du siècle, dans la cité ouvrière de Notre-Dame-de-Briançon, on vit la misère qui court les pages de Germinal. Pas de Sécurité sociale, pas de retraite. L’espoir, c’est le père d’Ambroise qui l’incarne. Fondateur du syndicat CGT, il lance la première grève pour une protection sociale de dignité. Il l’obtient mais de vieilles revanches l’invitent à s’embaucher ailleurs. 1907. Ugine, autre grève, errance obligée vers Lyon.

C’est là qu’Ambroise prend le relais du père. à treize ans, il est ajusteur. Derrière l’établi, les mots du père fécondent : « Ne plie pas, petit. Le siècle s’ouvre… » Ambroise adhère à la CGT. à dix-sept ans, il anime les grèves de la métallurgie. Reste à faire le pas. Celui de Tours, ou il entre au PCF. « On le voyait partout, dit un témoin, devant les usines, au coeur d’une assemblée paysanne. Proche du peuple d’ou il venait. »

Antimilitarisme, anticolonialisme tissent les chemins du jeune communiste. 1927. Il est secrétaire de la fédération des métaux CGTU. « Militant ambulant », un baluchon de Vie ouvrière à vendre pour tout salaire. Commence un périple ou il anime les révoltes de Marseille et du Nord, tandis que sur le terreau de la crise germe le fascisme. « S’unir, disait-il, pas unis, pas d’acquis ! » Ces mots, il les laisse au coeur des luttes ou se dessinent les espérances du Front populaire.

En 1936, Ambroise est élu député du PCF dans le 14e arrondissement. Il impose la loi sur les conventions collectives. Présent à Matignon, il donne aux accords du même nom, la couleur des congés payés et de la semaine de quarante heures. Vient l’année noire, 1939. Arrêté le 7 octobre avec trente-cinq autres députés communistes, il est incarcéré à la Santé. Fers aux pieds, il traverse quatorze prisons avant de subir les horreurs du bagne d’Alger. Libéré en février 1943, il est nommé par la CGT clandestine à la commission consultative du gouvernement provisoire autour du général de Gaulle.

Là , mûrissent les rêves du Conseil national de la résistance (CNR). La Sécurité sociale, bien sûr, dont le postulat colore le programme de mars 1944 : « Nous, combattants de l’ombre, exigeons la mise en place d’un plan complet de sécurité sociale vivant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas ou ils sont incapables de se le procurer par le travail avec gestion par les intéressés et l’État. » à la tête d’une commission de résistants, Ambroise trace dès l’été 1943 les moutures de ce qui va devenir l’un des systèmes sociaux les plus enviés au monde. « Dans une France libérée, nous libérerons le peuple des angoisses du lendemain ! » écrit-il le 14 janvier 1944.

C’est cette réflexion collective, mûrie par François Billoux, ministre de la Santé, qui aboutit à l’ordonnance d’octobre 1945. Le texte écrit, reste à bâtir. Le chantier débute en novembre 1945, quand il est nommé au ministère du Travail. Centre trente-huit caisses sont édifiées en deux ans sous sa maîtrise d’oeuvre par un peuple anonyme après le travail ou sur le temps des congés. P. Laroque, technicien chargé de la mise en place du régime, déclarait en 1947 : « En dix mois et malgré les oppositions, a été construite cette structure solidaire alors que les Anglais n’ont pu mettre en application le plan Beveridge, qui date de 1942, qu’en 1948. Il faut dire l’appui irremplaçable d’Ambroise Croizat. Son entière confiance manifestée aux hommes de terrain est à l’origine d’un succès aussi remarquable. »

Rappelons combien le rapport de forces de l’époque permit la naissance de l’institution : un PCF à 29 % ; 5 millions d’adhérents à la CGT, qui a joué un rôle fondateur ; une classe ouvrière grandie par l’héroïsme de sa résistance. Là ne s’arrête pas l’héritage.

Ambroise laisse à l’agenda du siècle ses plus belles conquêtes : la généralisation des retraites, des prestations familiales uniques au monde, les comités d’entreprise, la médecine du travail, les statuts des mineurs et des électriciens et gaziers (cosignés avec M. Paul), la prévention dans l’entreprise, la reconnaissance des maladies professionnelles… «  Jamais nous ne tolérerons que soit rogné un seul des avantages de la Sécurité sociale… »

Un cri répété demain, place Ambroise Croizat, pour que la Sécurité sociale ne soit pas une coquille vide livrée au privé mais demeure ce qu’Ambroise a toujours voulu qu’elle soit : un vrai lieu de solidarité, un rempart contre le rejet et l’exclusion. Ambroise meurt en février 1951. Ils étaient un million à l’accompagner au Père-Lachaise. Le peuple de France, « celui à qui il avait donné le goût de la dignité », écrivait Jean-Pierre Chabrol.

Michel Etiévent (*)

(*) Auteur d’Ambroise Croizat ou l’invention sociale et de Marcel Paul, Ambroise Croizat, chemins croisés d’innovation sociale. Livres disponibles auprès de l’auteur, 520 avenue des Thermes, 73600 Salins-les-Thermes (25 euros l’un + 5 euros de port l’unité).

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28/09/2015

Anciens et nouveaux « collabos ». Ils sont une offense à notre pays. Ils le déshonorent.

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Des dizaines de milliers de descendants de Républicains espagnols, fils, filles, petits-fils (filles) du premier exode massif du 20 siècle, vivent avec douleur l’attitude de « la France officielle », macronisée, dans la « crise des migrants »... que nous sommes tous.

Cette France des classes dominantes, prêtes à tout, et d’abord aux « réponses sécuritaires », pour conserver pouvoir, privilèges, hégémonie, est celle des féodaux, des Versaillais, des émigrés de Coblentz, de la Cagoule, des Maîtres des Forges, des « Croix de Feu », des anti-Dreyfusards, de la « milice », des pétainistes, celle qui depuis le début des années 1930, fascinée par le « modèle allemand », prépara la fascisation de la démocratie et la liquidation de la République, cette « gueuse ».
Tout fut volontaire, organisé, délibéré... Le vernis démocratique vite jeté aux orties par intérêt de classe.
Lorsque nos parents, ces premiers antifascistes, vaincus, abandonnés par toutes les « démocraties », arrivèrent par milliers à la frontière catalane, la France officielle ne fut pas dépassée. Elle savait que la Catalogne tombée, la « Retirada » provoquerait un exode très nombreux. Face au drame annoncé, Elle, qui par la « non intervention » préféra Franco au « Frente-crapular », promut le « chaos », la xénophobie, parlant y compris « d’invasion »... au lieu de simple humanité. Les mêmes, toujours les mêmes !
La France des « élites » avait depuis longtemps, par « anti-bolchévisme », choisi la défaite, donc son camp : celui de Franco. Voilà pourquoi elle humilia nos parents et en parqua 275.000, sur près de 500.000, dans des camps dits à l’époque « de concentration », entourés de barbelés et surveillés par d’arrogants gendarmes et des forces militaires « coloniales » fanatisées. Ces camps : Argelès, Barcarès, Gurs, Collioure, le Vernet, Setfonds, Saint-Cyprien, Rieucros... Aujourd’hui , nous les « héritiers », portons encore en nous cette blessure originelle, et ce traumatisme fondateur.
 
Le gouvernement Daladier, « de gauche », « queue du Front populaire », à majorité radical-socialiste, investi le 10 avril 1938, menait à la fois une guerre anti-ouvrière (« Plan de redressement économique et financier », « assouplissement de la loi des 40 heures », tiens , tiens !), une répression ciblée, contre les communistes, et criminalisait les « étrangers », surtout « les mauvais étrangers », les « rouges ». Valls n’a rien inventé...
Dès le 12 avril 1938, (puis en novembre) des décrets répriment les « propagandes étrangères » et engagent la chasse à tous les « mauvais étrangers », aux « indésirables »... Plus tard, les décrets-lois des 12 et 19 avril 1939, renforcent cette traque aux « indésirables » : les antifascistes de la MOI, les militants de diverses nationalités réfugiés en France, traités comme des chiens, et qui seront les premiers à prendre les armes (en France, cette France qui foula aux pieds leur dignité), pour continuer un combat antifasciste sans frontière, porteurs d’une « patrie d’idéal ».
 
Ces « envahisseurs » furent, par internationalisme, par antifascisme, plus « patriotes » que beaucoup de Français « de souche » !
Par haine de classe, le 12 novembre 1938, fut adopté un décret sur « l’internement des étrangers indésirables » dans des « centres (bien) spéciaux » (déjà !). La première réaction de cette France des « élites », de la « synarchie », des collabos, et de quelques brebis « de gauche » faussement égarées, fut de renvoyer ces « rouges dangereux » en Espagne, donc à la mort. A la fin 1939, les deux-tiers des réfugiés des « camps de la honte », avaient, le plus souvent sous la contrainte, repris le chemin du retour. Les autres furent contraints au travail forcé, dans des « Groupes de travailleurs étrangers » (GTE) militarisés, surveillés par les services français, les franquistes et les agents nazis.
 
La France versaillaise, fébrilement « germanophile », nomma ambassadeur en Espagne franquiste (choix ô combien symbolique), un certain Philippe Pétain. Choix délibéré. La France reconnut le gouvernement putschiste de Burgos avant même la fin officielle de la Guerre (premier avril 1939). Un inédit dans les relations internationales !
 
Par les «accords Bérard-Jordana » (27 février 1939) , un « deuxième Munich », la France de « la bonne société » une nouvelle fois capitula délibérément, devança même la demande, et s’engagea à livrer à Franco les 50 tonnes d’or que les autorités espagnoles avaient déposé en 1931 à Mont-de-Marsan (annexe de la Banque de France), et qu’elle avait refusé aux gouvernements républicains (au nom de la « non intervention » !) lorsqu’ils en firent la demande. Ah, la farce de cette si interventionniste « non intervention » !!
 
Pétain ambassadeur allait « s’occuper » de ces antifascistes étrangers gênants, « subversifs », et travailler à ce que des milliers soient refoulés et livrés de force à l’ami, l’allié, Franco. Pétain alla jusqu’à vanter le régime franquiste.
 
Début août 1939, il adressa un message officiel au « caudillo » « par la grâce de Dieu » et d’Hitler, louant l’architecture d’une Espagne « pacifiée et pacifique, une, grande, libre » (Voir le lumineux « De Munich à Vichy », de Annie Lacroix-Riz, éditions Armand Colin,  p. 121)
 
La « grande presse » française se déchaînait contre ces « hordes d’envahisseurs » espagnols.
 
esprefugiés.gifLe 9 février, la semaine même où des milliers de combattants de la liberté, de femmes, d’enfants, épuisés, affamés, bombardés en permanence, arrivaient à la frontière de ce qu’ils croyaient « le pays des droits de l’homme », l’éditorialiste du « Patriote des Pyrénées », quotidien à grand tirage, écrivait : « En un siècle où ne règne que la force, où la moindre faiblesse se paie par le sang, il est déjà bien que nous n’ayons pas refoulé la « horde wisigothique ».
 
Pagès dénonçait « le danger de contagion morale et physique, sans compter les femmes, plus indésirables que leurs compagnons, qui vont rôder dans tout le sud-ouest ». La France vit les évènements d’Espagne par procuration. La guerre idéologique fait rage. L’opinion publique, chauffée à blanc, est majoritairement hostile à « l’invasion », avale la xénophobie officielle et l’austérité pour les « classes dangereuses ».
 
Seules la CGT, beaucoup de mairies de gauche, le parti communiste, des militants d’autres partis de gauche, le Secours Rouge, des associations et organisations humanitaires, le Comité international pour l’aide à l’Espagne républicaine, des intellectuels comme Paul Langevin, le libertaire comité « Solidarité internationale antifasciste », etc. sauvent l’honneur de la France en organisant, par solidarité de classe, et/ou simple humanisme, un accueil solidaire.
 
Oui, disons-le et répétons-le, crions-le jusqu’à satiété, les mêmes, toujours les mêmes !
 
Jean Ortiz, l'Humanité
 
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23/09/2015

LA CGT A 120 ANS

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Michel Dreyfus : "La CGT, un syndicat de combat, qui se construit contre l'État"

La CGT naît en 1895. Quel est alors le contexte ?

Michel Dreyfus : La France est encore un pays en majorité rurale, et donc proche sur certains points de l’Ancien Régime. Le basculement, c’est-àdire le moment où les ouvriers seront en majorité dans la population française, aura lieu en 1930. Ensuite, la France, comme la majorité des pays d’Europe, connaît un développement industriel qui débute dans les années 1820-1830, suivi d’une seconde vague en 1880-1890 ; ce développement se fait à un rythme assez nonchalant.

Troisième point, comme souvent dans notre pays, il faut partir de la grande Révolution. Au nom de la liberté d’entreprendre et dans un contexte très différent de celui d’aujourd’hui, toutes les formes d’association, rudimentaires, que s’était données depuis le Moyen Âge le monde du travail, en particulier le compagnonnage, ont été détruites par un acte législatif essentiel, la loi Le Chapelier (14 juin 1791).

Ce texte, défini par Jean Jaurès comme « la loi terrible contre les travailleurs », leur interdit toute organisation pendant près d’un siècle. Dès lors, de nombreux mouvements sociaux seront durement réprimés, notamment la révolte des Canuts (1831), les journées de juin 1848 à Paris et la Commune (1871). La légalisation des syndicats est réalisée en 1884, peu avant la création de la CGT. Une anecdote est révélatrice de l’état d’esprit de l’époque. Les premières organisations syndicales ont commencé à se former vers les années 1880. Pourtant, et contrairement à ce que l’on pourrait croire, la création de syndicats décroît d’abord après 1884 : les ouvriers n’y voient qu’une nouvelle forme répressive de l’État. On comprend mieux dans ces conditions que la CGT se construise d’abord contre l’État : ce passé d’affrontement est très lourd. L’idée que l’État puisse alors mener une politique réformiste est peu imaginable.

La CGT est créée en 1895, à partir de ses deux composantes, la Fédération nationale des syndicats et la Fédération nationale des bourses du travail, constituées quelques années plus tôt. Cela se situe au moment où l’État commence à intervenir dans le social et à construire, très lentement, le droit au travail. Mais les militants ont tellement subi la répression qu’ils ont beaucoup de mal à se faire à l’idée que l’État puisse mettre en place un certain nombre d’améliorations. Jusqu’à la Grande Guerre, l’idée qu’il puisse y avoir aussi un réformisme d’État passe peu chez les militants. La méfiance envers l’État et le patronat engendrée par les répressions du mouvement social au XIXe siècle est à l’origine de la culture d’affrontement qui s’installe pour longtemps au sein de la CGT.

Dans les autres pays européens, les syndicats ont une autre physionomie ?

Michel Dreyfus : Oui, l’histoire est complètement différente dans ces pays. À cela un ensemble de raisons. La France est un pays centralisé depuis le Moyen Âge alors que l’Allemagne a réalisé son unité en 1871 ; le patronat, souvent protestant, y a un rapport complètement différent à ses ouvriers. En Angleterre, le mouvement syndical est beaucoup plus proche du Parti travailliste, etc. Ce qui différencie la CGT des syndicats européens, c’est qu’elle est bien plus un syndicat de combat – lutte de classes, revendications, grèves, manifestations… – qu’un syndicat de services. Par ailleurs, il existe en France la CGT, la SFIO (créée en 1905), les coopératives et les mutuelles ; toutes ces organisations sont séparées. En Belgique au contraire, elles arrivent à cohabiter au sein d’une même structure, le Parti ouvrier belge, créé en 1885, peu avant la CGT. En France, le PS aura longtemps, jusqu’à aujourd’hui, un rapport difficile avec le monde du travail en raison de cette séparation.

À ses débuts, le syndicat est dominé par le courant dit du « syndicalisme révolutionnaire ». Comment le définir ?

Michel Dreyfus : Ce courant, qui est dominant à la CGT de 1906 à 1914, dénonce la société capitaliste, qu’il trouve injuste. Il faut donc l’abattre, par la grève générale : c’est la CGT qui le fera ; mais surtout pas les partis politiques. La CGT se proclame complètement indépendante des partis politiques par le biais de la charte d’Amiens (1906), texte fondamental dans l’histoire du syndicalisme français. Le changement est absolu en 1914.

La CGT, qui, comme le Parti socialiste, avait cru que la guerre pourrait être empêchée par la grève générale, vire à 180 degrés et adhère à l’Union sacrée. On passe très vite d’une CGT qui voulait détruire l’État à une CGT qui négocie avec lui. La prolongation de la guerre aura deux conséquences. Tout d’abord, les Français sont de plus en épuisés par le conflit ; d’autre part, la Révolution russe éclate en 1917. Aussi, la CGT se divise en deux courants. Le premier continue à soutenir la guerre, alors que le second prend de plus en plus ses distances, tout en soutenant la Révolution russe. Quelques années plus tard, en 1921, à l’issue d’une grande grève des cheminots et à la suite d’une scission, existent deux organisations, la CGT confédérée et la CGTU (unitaire).

Vous avez souligné l’importance de la charte d’Amiens. Quelle est sa portée réelle ?

Michel Dreyfus : Elle est très forte sur le plan symbolique : la CGT comme FO depuis 1947 se réclament de la charte d’Amiens. L’indépendance syndicale est un leitmotiv dans toute leur histoire. Pourtant, la réalité est plus complexe. Depuis la Grande Guerre jusqu’à la Libération, la CGT est surdéterminée par les luttes politiques entre les confédérés, proches des socialistes, et les unitaires, qui rassemblent les communistes et ceux qui en sont proches : cette division court toute la période, que l’on ait affaire à deux organisations ou à une seule réunifiée.

En 1946, les unitaires l’emportent à 80 % au sein de la CGT ; depuis, ils ont dominé le syndicat durant longtemps. L’indépendance syndicale a eu ses limites en raison de l’influence extrêmement forte du PCF. Toutefois, on ne peut mettre sur le même plan un parti et un syndicat. Plusieurs épisodes de l’histoire de la CGT montrent, même quand le PC a la main sur l’organisation, des formes d’indépendance. Ainsi, Benoît Frachon, secrétaire général de la CGT et haut responsable du PC, quand il a une politique sectaire, notamment en 1952. Dans un contexte différent, Georges Séguy a essayé de préserver la CGT après la rupture de l’union de la gauche en 1977.

Les communistes, historiquement, ne sont pas seuls au sein de la CGT…

Michel Dreyfus : Oui. On s’est polarisé sur la CGT et le PC. Mais l’histoire de la CGT est aussi très liée à celle de la SFIO, depuis 1914 jusqu’en 1947. Les confédérés sont proches de la SFIO mais pèsent beaucoup moins au sein de la CGT à partir du Front populaire. Leur dirigeant, Léon Jouhaux, se présente comme socialiste d’esprit, socialiste de conception mais non comme socialiste de parti. FO est créée en 1947 et s’éloigne peu à peu, de façon lente et discrète, de la SFIO.

L’histoire de ce syndicalisme « de combat » se conjugue avec celle des grandes grèves…

Michel Dreyfus : C’est une particularité française. Une première grève nationale pour la journée de huit heures a eu lieu en 1906, suivie de grandes grèves en 1920, 1936, 1947, 1968 et 1995. Mais elles présentent de grandes différences. Ainsi, 1936 est la seule grève qui survient après la victoire politique de la gauche et qui représente une victoire syndicale, avec ces trois conquêtes : congés payés, quarante heures et conventions collectives.

La culture historique de l’affrontement, de la contestation, finit par s’articuler avec un rôle de négociation une prise de responsabilité dans la gestion. Comment y vient-on ?

Michel Dreyfus : La primauté va à la négociation pour les confédérés, depuis 1914. Les unitaires connaissent au contraire des changements. Ils sont opposés aux nationalisations jusqu’en 1936, puis ils les soutiennent.

Autre exemple : la Sécurité sociale a été fondée à la Libération, mais à la suite de réformes antérieures, notamment la loi sur les assurances sociales, en 1930. Les unitaires l’avaient d’abord combattu avant de l’admettre en 1936. Benoît Frachon explique alors que le syndicat ne doit pas s’occuper du travailleur uniquement dans l’usine, mais dans toute son existence : il doit donc s’investir dans la culture, les loisirs, la santé, etc. Le mouvement syndical n’a pas eu beaucoup de temps pour le faire, car la guerre est vite arrivée. Mais ces idées sont reprises à la Libération. Dès lors, les unitaires soutiennent les nationalisations, la Sécurité sociale et les comités d’entreprise. Depuis cette période, la CGT mène les deux de pair, ce qui n’est pas facile. Ainsi, la CGT s’est demandé au départ devant les comités d’entreprise : « Faut-il y aller ou non ? N’allons-nous pas devenir des porte-serviettes ? » Benoît Frachon, Marcel Paul, d’autres interviennent pour dire qu’il faut investir ce terrain, sans négliger pour autant le reste de l’action syndicale.

Qu’en est-il du « syndicalisme de masse », dont se revendique la CGT ?

Michel Dreyfus : Le taux moyen de syndicalisation en 1914 en France était de 7 à 8 %. La CGT regroupait au mieux 450 000 adhérents. Ce taux est à peu près le même aujourd’hui, non sans de fortes différences entre public et privé. En un siècle, il a énormément varié. Les meilleurs moments sont ceux du Front populaire et de la Libération, où la CGT a 4 millions d’adhérents environ, et, dans une moindre mesure, les années postérieures à 1968, où elle réunit 2,3 millions d’adhérents.

Vous situez le début d’un cycle d’affaiblissement de la CGT à la fin des Trente Glorieuses. Quels en sont les principaux facteurs ?

Michel Dreyfus : Cet affaiblissement touche tous les syndicats. Tous sont affectés par les changements de l’organisation du travail. Elle reposait sur de gros bastions ouvriers, ce qui, depuis les années 1920-1930, facilitait relativement l’implantation du syndicalisme. Depuis, le travail est beaucoup plus morcelé, ce qui rend les choses plus difficiles. En effet, ces bastions ouvriers ont considérablement décliné depuis le début des années 1980.

L’implosion du camp socialiste en 1989-1991 a également joué, mais beaucoup plus pour le PC que pour la CGT. Enfin, alors qu’il a existé depuis la Libération un secteur public nationalisé et puissant, de grandes structures où le syndicalisme était possible, on a beaucoup libéralisé ces dernières décennies : ces privatisations émiettent encore davantage le travail et compliquent la tâche du syndicalisme. Elles vont de pair avec la remise en cause du droit du travail, le poids du chômage et la montée du travail précaire sous de très nombreuses formes.

(1) Auteur notamment d’Histoire de la CGT (Éditions Complexe, 1995), l’Antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe. 1830-2009 (Éd. La Découverte, 2009), Financer les utopies : une histoire du Crédit coopératif, 1893-2013 (Éditions Actes Sud, 2013).

Entretien réalisé par Yves Housson, Humanite
Dans le hors-série "1895-2015, 120 ans de combats de la CGT", édité par l'Humanité, l’historien Michel Dreyfus (1), directeur de recherche émérite au Centre d’histoire sociale, université de Paris-I (CNRS), expose le contexte dans lequel intervient la création de la Confédération générale du travail.
 
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11:39 Publié dans Actualité, Société | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cgt, 120 ans, histoire, michel dreyfus | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook |