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07/10/2018

DISPARITION D'UN IMMENSE HISTORIEN : MICHEL VOVELLE

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L'historien Michel Vovelle, spécialiste de la Révolution française et auteur prolifique, est décédé samedi à Aix-en-Provence à l'age de 85 ans.

 Le professeur émérite à l'université de la Sorbonne Paris-I, ancien directeur de l'Institut d'histoire de la révolution française était l'auteur de plus de trente-cinq ouvrages personnels traduits en une dizaine de langues, plus de quarante écrits en collaboration et plusieurs centaines d'articles.

 Né le 6 février 1933 à Gallardon en Eure-et-Loire d'un instituteur et d'une institutrice, Michel Vovelle a notamment étudié aux lycées Louis-le-Grand et Henri IV à Paris, à l'Ecole normale supérieur à Saint-Cloud et à la Faculté des lettres de Paris.

Agrégé d'histoire et docteur ès lettres, il enseigna l'histoire moderne à la faculté des lettres d'Aix-en-Provence à partir de 1961 puis devient professeur d'histoire de la Révolution française à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne, poste qu'il occupera jusqu'en 1993.

Membre du Parti communiste, l'historien a été choisi en 1982 par Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de la Recherche, pour coordonner l'organisation de la commémoration scientifique du Bicentenaire. Une expérience dont il tirera un livre "La bataille du Bicentenaire de la Révolution française".

 "Nous vivons de l'héritage de la +Grande Révolution + de 1789, comme de celui de ses prolongements", expliquait en 2017 l'historien dans une interview à l'Humanité.

vovelle.pngMichel Vovelle accordait à l'Humanité un grand entretien à l'occasion de la sortie en septembre 2017 de son livre "La Bataille du Bicentenaire de la Révolution française".

Michel Vovelle : « La révolution, cette rupture dans la nécessité de changer le monde » 

Le professeur émérite à l’université de la Sorbonne Paris-I, ancien directeur de l’Institut d’histoire de la révolution française, livre « des développements inédits sur une page d’histoire encore vive », celle de la commémoration du Bicentenaire en 1989, et nous éclaire sur les enjeux non consensuels et politiques de cette aventure collective.

Pourquoi écrire aujourd’hui sur ce que vous avez appelé dans votre ouvrage (1) la « Bataille du Bicentenaire de la Révolution française » ?

Michel Vovelle J’ai voulu livrer une page d’histoire encore vive après trente ans pour lutter contre l’oubli. Évoquer un pan de mémoire par la voix d’un des protagonistes. On y trouvera des développements inédits sur un événement qui a marqué la conscience collective à travers l’héritage fondateur. Cet exercice de mémoire personnelle ambitionne de transmettre le flambeau dans un combat toujours d’actualité en 2017, car la « Grande Révolution » de 1789 nous interpelle encore comme l’une de celles, sinon la seule, qui n’ont pas été remises en cause aujourd’hui. Nous vivons de son héritage, comme de celui de ses prolongements.

En quoi était-ce une bataille ? Il y a d’abord eu, bien sûr, cette offensive menée par François Furet…

Michel Vovelle Parce que cette commémoration a été tout sauf consensuelle. Elle a donné lieu à des débats et à des affrontements non seulement chez les historiens mais aussi dans le monde politique et dans l’opinion tout entière, entretenue par les médias. Sur la question de savoir s’il fallait célébrer, commémorer ou… ne rien faire du tout. Dans quelles limites chronologiques fallait-il aborder la période 1789-1793 ? Chez les politiques de gauche ou de droite, un compromis a prévalu pour conclure en 1989 le déroulement de la commémoration. Entre les pour et les contre, l’appel à l’opinion a été alimenté par les médias. Chez les historiens, un débat était engagé depuis des décennies. Il opposait à une tradition républicaine, majoritairement jacobine et jaurésienne, éventuellement marxiste, la contestation véhiculée par une lecture critique portée par François Furet et les Anglo-Saxons.

Dans cette bataille « bicentenariale », il y a différents affrontements, parfois de plusieurs ordres ou dans divers champs. Acteur principal, vous étiez au croisement de plusieurs d’entre eux, quels étaient-ils et sur quels enjeux ?

Michel Vovelle Non, je ne saurais aucunement être présenté comme « acteur principal », pas plus que « l’homme du Bicentenaire ». Mon rôle en tant que président de la commission du CNRS a été de coordonner et d’animer la préparation scientifique de la commémoration dans le cadre d’une commission mise en place entre 1982 et 1984 par le ministre Jean-Pierre Chevènement. L’antériorité et la continuité de ce travail collectif jusqu’en 1989 (et au-delà) en ont fait, au gré des aléas de la politique (présidence Mitterrand durant deux mandats, mais alternance parlementaire entre 1986 et 1988), un des pôles de l’entreprise commémorative, alors même que l’instance gouvernementale recherchait un chef : Bordaz, Baroin, Edgar Faure, Jeanneney. Dans ces limites, notre commission a réussi à faire prévaloir une idée maîtresse, au-delà même de la défense et illustration des droits de l’homme qui s’imposait d’entrée, celle d’une commémoration largement ouverte sur la place dans l’histoire d’hier à aujourd’hui de la diffusion des principes révolutionnaires à travers le monde.

Deux événements semblent en particulier avoir changé la donne des forces en présence en début de la séquence. L’un dans le champ universitaire, avec la disparition d’Albert Soboul, votre prédécesseur à la direction de l’Institut d’histoire de la révolution française (IHRF), et l’autre d’ordre politique, avec l’élection de François Mitterrand et la victoire de la gauche en mai 1981 ?

Michel Vovelle Cette question me semble, qu’on me pardonne, particulièrement étrange, pour ne pas dire plus. Comment peut-on mettre en parallèle, voire en balance, la mort d’Albert Soboul et l’élection de François Mitterrand ? Il est évident que la victoire de la gauche en 1981, puis le septennat de Mitterrand ont fourni le cadre non sans turbulences (!) dans lequel la préparation du Bicentenaire s’est inscrite. Mais la disparition de Soboul, en 1982, n’a représenté qu’un épisode non imprévisible et peu susceptible en soi d’infléchir la conduite du Bicentenaire. Si l’on veut marquer un événement, ce serait plutôt, je le dis sans vanité, lorsque j’ai été élu à sa succession, puis le choix de la part des politiques en ma personne, celle d’un communiste, fût-il quelque peu hérétique. Mais, au-delà de ma personne, c’est le jeu politique et les difficultés de la mise en place de la mission centrale qui ont importé. La victoire de la gauche en 1981, on le sait, n’a pas été suivie d’une hégémonie continue jusqu’en 1989 ; l’alternance, qui en 1987 a ramené momentanément la droite au pouvoir, a provoqué des fluctuations importantes et une grande difficulté à mettre en place une direction stable. Le président François Mitterrand n’a pas eu tout le temps les mains libres pour la conduite des opérations.

Historien de la révolution, « missionnaire patriote », vous décrivez dans le menu détail cet engagement sur tous les fronts et aux quatre coins du monde. Qu’est-ce qui vous a le plus frappé ?

Michel Vovelle Je récuse, je l’ai dit, cette désignation, cadeau ambigu qui m’investit d’un rôle central qui ne fut pas le mien. Au mieux, je me présente comme un protagoniste actif dans le cadre collectif d’une commission dynamique avec des moyens modestes et des ressources limitées. Et pourtant, elle a stimulé et coordonné les initiatives et rencontres scientifiques en France et au-delà. Elle s’est accompagnée pour moi d’une campagne de contacts à l’étranger, à travers le monde. Le couronnement de cette attractivité a été le succès reconnu du Congrès mondial des historiens à Paris en juillet 1989, qui a réuni des centaines de participants, salué par le président Mitterrand. Au total, l’ampleur de la mobilisation à l’extérieur comme à l’intérieur du pays est indiscutable. Elle ne doit pas cacher l’âpreté, amplifiée par le rôle des médias, d’un conflit politique et idéologique. Il reste que le réveil du débat a témoigné de la place éminente de la « Grande Révolution » dans l’imaginaire collectif pour lequel la Révolution n’est pas « terminée ».

Vous qualifiez les « lendemains de fête » de « débandade » et évoquez même une « faillite ». Pouvait-on éviter pareille gueule de bois et ses conséquences sur les études révolutionnaires ?

Michel Vovelle Cette prise à partie me semble refléter une certaine incompréhension à partir des éléments d’un constat cependant indiscutable. Celui du succès du « furetisme » dans l’opinion et les médias (« j’ai gagné », a ainsi pu écrire Furet). Celui de la mise en cause des institutions autour de la Révolution française : attaque puis disparition de la commission Jaurès, fin douloureuse de la commission du CNRS et malaise à l’IHRF. En contrepoint, les études révolutionnaires, stimulées par le bicentenaire, se portent bien. À question brutale, réponse naïve : y avait-il une recette pour arrêter le mouvement de l’histoire ?

Certaines causes « géopolitiques » dépassent la prise en considération de la Révolution française et de la République. Comment ne pas y voir une imbrication de l’histoire ?

Michel Vovelle Il est évident que le contexte géopolitique dans lequel se déroule et surtout s’achève la période doit être signalé. Avec une fausse naïveté, je me suis parfois interrogé sur ce qu’il serait advenu si les événements qui ont remis fondamentalement en cause le monde socialiste – de Tian’anmen, au printemps 1989, à la chute du mur de Berlin, en novembre 1989 – s’étaient produits plus tôt. Le Bicentenaire à la française tel que nous avons réussi à le gérer n’a-t-il profité que d’un sursis momentané ? Alors même que, en France, les lampions étaient éteints et que, en Europe (notamment en Italie) et dans le monde, les dernières ondes célébratives finissaient de se propager, dans le monde réel apparaissaient les pousses contestataires d’aujourd’hui dans le monde arabe, les indignés, etc. Et cela, alors même que l’idée de révolution était niée dans un monde sous influence de la mondialisation ultralibérale.

En fin d’ouvrage, vous utilisez le ton de la confession : « Du fond de ma caverne… » Avez-vous des regrets ?

Michel Vovelle Je conteste le terme de confession qui n’est pas dans ma culture si ce n’est au sens rousseauiste. Ce n’est pas un plaidoyer larmoyant que j’ai voulu présenter en invoquant la fin proche de mon odyssée personnelle, qu’il était inévitable que je souligne tant elle a été un instrument investi dans le combat mené durant une décennie et au-delà. Il m’a été reproché, en refusant de donner à ce récit le « happy end » qui serait de rigueur, d’avoir fait déteindre sur un parcours qui devrait s’achever sur des lendemains qui chantent mon désenchantement personnel. Des regrets, qui n’en a pas dans le monde actuel, et pas à l’aune de sa propre personne. Mais je continue à regarder les étoiles.

Selon vous, l’homme est-il en train de gagner la bataille de la civilisation, de l’émancipation ? Que signifie ou représente aujourd’hui la Révolution ?

Michel Vovelle Qu’attendez-vous de moi ? Une profession de foi ? J’ai plus d’une fois posé la question : que pouvaient avoir en tête, en 1815, les jeunes gens de la génération des héros de Balzac ou de Stendhal au souvenir des révolutions passées, dans l’attente des révolutions à venir dont le profil peinait à se dessiner, comme il en va de même aujourd’hui dans le cadre des massacres et convulsions ? J’ai souligné dans des articles les messages balbutiés par Edgar Morin, notamment dans la Voie, ou par Stéphane Hessel, expérimentés çà et là par les indignés. Aujourd’hui, les révolutions à venir se cherchent. Sollicité de s’identifier à un héros, le promu de la nouvelle génération Macron a laissé planer le doute quelques secondes : Julien Sorel ou… Rastignac (pensais-je ?). Il a choisi de dire Julien Sorel, mais le doute plane.

20/08/2018

Claudia Jones, une femme noire, communiste, militante... et oubliée

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Née dans les Caraïbes, émigrée aux Etats-Unis puis exilée à Londres, cette militante pour les droits civiques est enterrée à Londres à gauche de Karl Marx.

Quartier paisible du nord de Londres, Highgate n’accueille que peu de touristes. Ces derniers mois, ceux qui grimpaient la colline pour accéder au «village» venaient principalement pour visiter le mausolée de fortune de George Michael, une des nombreuses célébrités à résider dans le coin, tout comme Kate Moss ou Jude Law. Décédé le jour de noël 2016, le chanteur est enterré au cimetière d’Highgate, petit Père-Lachaise victorien qui abrite aussi les dépouilles du guitariste Bert Jansch, de Malcolm McLaren, le manager des Sex Pistols et une pierre tombale imposante sur laquelle trône une gueule de marbre aussi hirsute que grandiose: celle de Karl Marx.

Inhumé en 1883, l’auteur de Das Kapital inaugurait alors le «communist corner», ultime résidence de plusieurs personnalités inspirées par ses écrits. Sur sa gauche, le touriste ignore souvent une plaque plus sobre, qui porte le nom de Claudia Vera Jones.

Descendante d’esclaves, Claudia Vera Cumberbatch naît le 15 février 1915 à Belmont. Une banlieue au pied d’une colline du nord-est de Port-d’Espagne, sur l’île de Trinidad, à 7.500 kilomètres de la Rhénanie natale de son compagnon d’éternité. Aujourd’hui, l’actuelle capitale de Trinité-et-Tobago est le centre économique d’une des nations les plus prospères des Caraïbes.

Dans les années 1910, les parents de Claudia font face, comme toute la région, à la chute du cours du cacao, impacté par la Première Guerre mondiale. En 1924, pour échapper à la misère, la famille Cumberbatch grimpe dans un bateau direction New York City. Or, dans le quartier d’Harlem, en pleine Grande Dépression, les conditions de vie ne sont guère meilleures.

Professeur d’études africaines à l’Université de Cornell, Carole Boyce-Davies, elle aussi, est native de Trinidad, où elle s’échine à raviver la mémoire de la grande dame, notamment à travers un livre: Left of Karl Marx. «Comme beaucoup de femmes de l’époque, la mère de Claudia travaillait dans l’industrie du textile, explique-t-elle. Elle cousait et travaillait sur des machines à l’usine. Elle n’avait que très peu de pause et de repos. Comme plusieurs femmes, elle s’est épuisée. Elle est tombée morte au travail, à seulement 37 ans.»

Rapidement, Claudia, elle aussi, connaît des problèmes de santé. En face de l’appartement familial coule un égout, symbole de conditions d’hygiène sordides dans lesquelles Claudia contracte une tuberculose qui abimera ses poumons à vie. Rapidement, pour subvenir aux besoins de la famille, Cumberbatch arrête les études et travaille dans une chapellerie féminine. Son deuxième emploi, comme assistante d’un journaliste au sein d’un média noir, crée une vocation, poussée par un terreau politique fertile. «Le Harlem de l’époque pullulait de personnes dénonçant les conditions de vie des afro-américains, poursuit l’historienne. Tu en trouvais un à chaque coin de rue. Elle a raconté qu’elle était surtout attirée par ceux qui avaient un discours de gauche.»

Les «Scottsboro Boys» et le Maccarthysme

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Comme beaucoup de jeunes noirs concernés par les conditions des leurs semblables, Claudia rejoint d’abord la National Association for the Advancement of Colored People, principale organisation de défenses des droits civiques. La NAACP se saisit par exemple de l’affaire des «Scottsboro Boys», nom donné à neuf jeunes noirs accusés à tort d’avoir violé deux blanches dans l’État d’Alabama. Lors de procès expéditifs, ils sont condamnés à mort.

Comme dépeint dans Loving, le film de Jeff Nichols, le Parti communiste américain, aussi, envoyait alors des avocats pour défendre les Afro-Américains victimes d’injustices. Grâce aux communistes, les accusés échappent à la peine capitale, même si cinq d’entre eux purgent des peines prison absurdes. «Sur cette affaire, le PC a été plus sérieux que la NAACP, assure Boyce-Davies. Claudia a indiqué que c’est ce qui l’a amenée à rejoindre en 1936 la Young Communist League, la branche jeune du Parti.»

L’année d’après, Claudia intègre l’équipe éditoriale du Daily Worker avant de prendre la direction en 1938 de Weekly Review, à seulement 23 ans. Lorsqu’elle ne travaille pas, la jeune femme aide son prochain. «Les gens venaient la voir avec un problème d’immigration, de logement et elle essayait de le résoudre, assure l’experte. C’est son engagement et son travail qui ont forgé sa vie. Dès qu’un événement social ou politique prenait place, elle y allait

Dans l’ombre grandissante du maccarthysme, c’est pour éviter la surveillance du FBI qu’elle prend le nom de couverture de «Jones». La ruse fonctionne un temps, mais Claudia ne parvient en revanche pas à obtenir la citoyenneté américaine. Pour ce faire, elle devrait assurer ne pas appartenir au Parti communiste. De par une éducation caribéenne qui peut paraître étrange, Claudia refuse de mentir. Finalement, les services secrets font le lien.

«Pour la journée de la femme de 1950, elle a prononcé un grand discours, narre l’historienne. Beaucoup de monde était venu la voir parler et c’est ce qui a mené à son arrestation. Elle était accusée d’être une étrangère visant à renverser les États-Unis d’Amérique. Il ne s’agissait que de textes intellectuels, mais l’un des messages était bien l’abolition du capitalisme.» Au pays du Roi Dollar, l’idée ne passe pas et Claudia est condamnée à un an de prison. Dans un premier temps, elle est incarcérée sur Ellis Island, la petite île à l’entrée de New York où sont placés les immigrés en attente d’entrée sur le sol américain. De sa cellule, elle aperçoit la statue de la Liberté. Transférée dans un pénitencier de Virginie-Occidentale, elle côtoie un ponte du PC et des indépendantistes portoricaines. «La prison lui a inspiré des poèmes, renseigne Boyce-Davies. Mais les conditions d’emprisonnement ont empiré la maladie cardiaque dont elle souffrait. Ça lui a permis de voir sa peine réduite à dix mois, mais elle a été déportée peu de temps après.»

Émeutes et carnaval

Le 7 décembre 1955, trois-cent-cinquante personnes viennent dire adieu à Claudia Jones à l’Hotel Theresa d’Harlem. Foutue à la porte d’un pays où elle vivait depuis vingt-neuf ans, l’activiste ne peut pas non plus retourner chez elle, à Trinidad. Historien britannique option «black histor », Steven Ian Martin explique :«À l’époque, Trinidad était encore une colonie britannique. Le gouvernement de Londres était terrifié à l’idée d’avoir une Trinidadienne réputée et pétrie d’idéologie marxiste rentrer au pays. Il ne fallait pas qu’elle puisse souffler des idées à la classe ouvrière noire. Ils pensaient qu’au Royaume Uni, elle serait plus facilement contrôlée.» Bien vu. Lorsqu’elle débarque à Southampton, sur les côtes anglaises, Claudia Jones pense être reçue comme son rang de figure communiste new-yorkaise le suggère. Or, le Parti communiste britannique de l’époque n’a que faire du sort des femmes noires. Comme le gros de la communauté caribéenne, elle s’installe au sud de Londres, à Stockwell, puis sur Brixton Road. Si son nom lui permet de reprendre ses activités, Claudia doit travailler et est employée comme secrétaire dans un garage de bus.

Si la loi britannique ne comporte pas de volet ségrégationniste, la société, elle, demeure en partie raciste. Un ancien collaborateur de Jones, Donald Hynes, dépeignait dans un essai le contexte de l’époque: «Dans le bus, les passagers blancs bondissaient de leurs sièges si un noir avait le toupet de s’asseoir à côté d’eux. […] Nombre d’employeurs disaient qu’ils n’employaient pas de noirs. Des propriétaires expliquaient refuser la location d’une chambre parce que les voisins blancs ne seraient pas d’accord.»

C’est dans cette atmosphère tendue que Claudia Jones crée en 1958 la West Indian Gazette, une revue antiraciste et anti-impérialiste, dont les bureaux se situent au dessus d’un barbier et d’un magasin de disques de Brixton. C’est dans cette atmosphère, aussi, et dans la chaleur d’août 58, qu’explosent des émeutes à Nottingham, dans le nord de l’Angleterre et à Notting Hill, un quartier caribéen de l’ouest londonien.

En dehors d’une station de métro, un couple s’engueule. La femme est blanche, l’homme est noir. Une foule blanche intervient rapidement et la brouille conjugale se transforme en grosse bagarre. Cette étincelle met le feu au quartier. Le lendemain, trois cents jeunes, largement issus de gangs de Teddy Boys, attaquent des résidences caribéennes, beuglant des injures racistes. Au bout de près d’une semaine de conflit, cent-quarante personnes sont arrêtées.

claudia-jones-stamp.jpgChoquée, Claudia Jones dit rapidement vouloir «laver le goût de Notting Hill et Nottingham» des bouches de la communauté noire. «Elle voulait contrer les effets potentiels des émeutes, raconte S.I. Martin. Elle disait que l’art d’un peuple est la genèse de sa liberté.» Sur le modèle des carnavals de Trinidad, Jones et son entourage organisent un «Mardi Gras» au St Pancras Town Hall, près de l’actuelle gare internationale. L’événement, dont S.I. Martin doute de la qualité festive, est néanmoins filmé par la BBC. Certains journaux se plaignent mais la communauté noire est montrée sous un jour positif, quelques mois seulement après les émeutes.

Après quelques éditons dans diverses salles londoniennes, le carnaval prend ses quartiers dans les rues de Notting Hill en août 1966. Sans Claudia Jones. Près de deux ans plus tôt, à seulement 49 ans, la «godmother of Black Britain» succombait à une violente crise cardiaque. La veille de Noël. Son compagnon, Abhimanyu Manchanda, un maoïste indien, est alors en voyage en Chine, et quand Claudia ne se rend pas à la soirée de Noël à laquelle elle était invitée, on met du temps à s’inquiéter. Ce n’est qu’au bout de quelques jours qu’on enfonce sa porte pour découvrir son corps inerte.

Dévasté, Manchanda souhaite lui rendre un dernier hommage et achète cette place près de Marx. L’homme qui partageait la vie de Claudia Jones depuis 1957 prend sa suite à la tête de la West Indian Gazette, avant que les dettes ne coulent définitivement le journal au bout de quelques mois. En 1970, il baptise sa fille Claudia. Mais la native de Port-d’Espagne a légué bien plus qu’un prénom. «Ce que Claudia Jones a fait de plus grand, c’est d’inscrire dans l’Histoire un triple label: elle était une féministe noire de gauche, conclut Carole Boyce-Davies. Elle a institué un changement en unifiant ces trois expériences qu’on séparait jusqu’alors. Elle a simplement fondé le féminisme noir de gauche.» De quoi justifier sa place, à la gauche de Karl Marx.

19:34 Publié dans Biographie, Etats Unis, International | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : claudia jones, usa, racisme | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook |

04/05/2018

Le 4 mai 1978, Henri Curiel était assassiné à Paris

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Hassane Zerrouky, Humanite.fr

Il y a 40 ans, Henri Curiel était assassiné à Paris, au pied de l'immeuble où il habitait. De nouveaux éléments ont permis à sa famille d'obtenir en janvier 2018 la réouverture du dossier d'instruction.

La justice a rouvert l’enquête sur la mort d’Henri Curiel, assassiné le 4 mai 1978 à Paris, et ce après les confessions de René Resciniti de Says, militant d’extrême-droite (décédé en 2012), relatées dans le livre de Christian Rol, Le roman vrai d’un fasciste français, paru en 2015. Bien qu’à l’époque ce meurtre ait été revendiqué par l’organisation Delta, référence aux commandos de l’OAS du même nom pendant la guerre d’Algérie, l’affaire avait été classée en 1992 puis en 2000. Et depuis, ce crime est resté impuni.

Les aveux posthumes de René Resciniti, et le fait que l’arme du crime ait été la même que celle ayant servi à tuer Laid Sebaï, le gardien de l’Amicale des Algériens en Europe, remettent en selle la piste algérienne, celle d’un acte commis par des résidus de l’OAS, que le général Paul Aussarresses, l’assassin du leader du FLN Larbi Ben M’hidi, avait déjà évoqué, assurant alors que Curiel était sur la liste des personnes à éliminer (1). L’ancien tortionnaire a même incriminé l’ex-président Giscard d’Estaing dans cette affaire. Ce qui écarte les pistes d’un crime commis par le Mossad ou les services sud-africains en raison de l’implication de Curiel dans les causes palestinienne et sud-africaine, pistes évoquées alors par les amis et proches de la victime.

« Communiste à part »

En cette fin des années 1970, Henri Curiel, écrit René Galissot citant Gilles Perrault, se savait menacé. Après que De Gaulle eut quitté le pouvoir, sa situation et celle des militants progressistes étrangers vivant en France était devenue incertaine, surtout durant le septennat de Giscard d’Estaing sous lequel les anciens de l’OAS ont commencé à relever la tête avant de passer aux actes.

L’histoire d’Henri Curiel, juif égyptien, né en 1914 en Egypte, homme habité par la cause des peuples luttant pour leur libération du joug colonial et impérialiste, est une histoire mouvementée. Ce « communiste à part » (dixit René Galissot), crée en 1943 le Mouvement égyptien de libération nationale (Meln), organisé autour de la librairie du Rond-Point au Caire, véritable centre de diffusion du marxisme et « de brochures d’instruction communiste » en arabe.

Cette période de sa vie au Caire constitue une des parties les plus intéressantes de son parcours militant parce que s’y déroule ce qu’a été cette Égypte d’avant l’arrivée de Nasser et, surtout, ce qu’a été l’apport de ces juifs progressistes égyptiens, issus de la bourgeoisie du Caire et d’Alexandrie dans la diffusion du marxisme, avant qu’ils ne soient expulsés du pays, sur fond d’exode forcé de la communauté juive égyptienne, après la création d’Israël en 1948.

Expulsé d’Égypte, on retrouve Curiel en France, engagé aux côtés du FLN algérien pendant la guerre d’Algérie : il sera incarcéré en 1960 et libéré en 1962. Après l’indépendance algérienne, avec l’appui de Ben Bella et le soutien de Ben Barka, avant que ce dernier ne soit assassiné en 1965 à Paris, il s’inscrit pleinement, via l’organisation Solidarité qu’il créée, dans le soutien actif aux mouvements anticolonialistes et de libération des peuples. Mais surtout, il joue un rôle, bien avant l’heure, dans le rapprochement entre progressistes israéliens et palestiniens, notamment entre Uri Avnery et Issam Sartaoui, rapprochement qui aboutit à l’organisation d’une série de rencontres durant l’année 1976, année où le directeur adjoint de l’hebdomadaire le Point, Georges Suffert, fait paraître une pseudo-enquête journalistique présentant Henri Curiel comme le patron des réseaux d’aide aux terroristes et un « agent du KGB » !

Le « tournant giscardien »

Ces années 1970, avec l’arrivée au pouvoir de Giscard d’Estaing en France, que Gallissot qualifie de « tournant giscardien », sont celles de « l’alliance triangulaire » France-États-Unis-Maroc face à ce qui est considéré comme « le triangle adverse » Algérie-URSS-Polisario. Une « alliance » sur fond d’attentats meurtriers contre les Algériens en France, de luttes souterraines entre services français et algériens et de préparation par le Maroc de la « marche verte », qui lui permettra, avec le concours de l’armée française et de l’Espagne franquiste, d’occuper le Sahara occidental en 1975. Mais aussi d’assassinats non élucidés comme ceux des représentants successifs de l’OLP, Mahmoud Hamchari (décembre 1972), Mahmoud Saleh (janvier 1977), Azzedine Kalek (août 1978), ou juste avant du dramaturge et militant algérien de la cause palestinienne et ami de Curiel, Mohamed Boudia (juin 1973). C’est dans cette période trouble, qu’Henri Curiel est à son tour assassiné. D’autres meurtres (autour d’une vingtaine) non élucidés, de militants palestiniens, basques, communistes espagnols, du savant atomiste égyptien Salah al-Meshad (juin 1980), et de menaces de mort, émailleront ces années giscardiennes.  

(1) Voir aussi Henri Curiel citoyen du monde de Gilles Perrault dans le Monde diplomatique d’avril 1998.