10/08/2016
Fidel Castro. De l'école jésuite à la révolution marxiste
Jean Ortiz, Humanité Dimanche
La mythification, comme la guerre idéologique, déforme toujours l’itinéraire complexe du leader cubain. Pour beaucoup, ce « communiste souterrain » aurait caché son jeu pour « trahir la révolution ». L’hypothèse ne résiste pas à l’analyse historique. L’étude de la jeunesse du « Comandante », né il y a 90 ans en août 1926, s’avère incontournable pour déceler à la fois la cohérence et les contradictions de ses engagements, pour comprendre comment Castro est devenu Fidel...
Il avait tout pour être un « héritier » ; il est un transfuge de sa classe. Fidel Alejandro Castro Ruz naît hors mariage, le 13 août 1926. Ce troisième fils d’un père espagnol, Angel, venu combattre les partisans de l’indépendance de l’île, et de sa servante cubaine, Lina Ruz, épouse illégitime, a tout pour devenir lui-même un oligarque, un grand propriétaire terrien comme papa, à Birán, actuelle province de Holguín. Dix mille hectares. Ils seront en partie confisqués par la révolution, puis « cédés » par la famille Castro.
Le garnement joue dans les dépendances de la « finca » avec les fils des paysans pauvres qui triment sans répit pour son père (300 familles). Le solide gaillard se rend vite compte que ses copains vivent misérablement, sont maltraités ; les relations avec le patriarche, sa brute de père, se tendent. Castro confiera à Ignacio Ramonet qu’il devint révolutionnaire à partir précisément de cet environnement d’enfance. Doué, le jeune Castro étudie, comme tous les fils de bonne famille, chez les Jésuites, d’abord à Santiago, ensuite au collège Belén à La Havane. Ses maîtres l’éveillent, dirait-on aujourd’hui, à la citoyenneté.
À l’automne 1945, il s’inscrit à la fac de droit de La Havane. Rebelle sans cause précise, il fait le coup de poing et de feu contre les bandes d’ultras. Il se politise à grande vitesse, acquiert une conscience révolutionnaire et prend souvent la parole dans le patio ou sur les escaliers de l’université. Le 6 novembre 1947, il y proclame une sorte de programme patriotique ; la frustration d’une pseudo-indépendance nationale, de surcroît tardive (1899), le hante. Le jeune étudiant marche en tête des manifestations contre le gouvernement corrompu et « vendu » de Grau San Martin. Dans ce chaudron idéologique, il lit Marx et se familiarise avec ses idées. Faire la révolution. Orateur hors pair, il milite à la puissante Fédération des étudiants universitaires (FEU), et se fait rapidement connaître, à tel point que « trois ans plus tard, il sera déjà un homme politique en vue à Cuba. À La Havane, Castro était déjà Fidel » (1).
Castro s’engage dans la vie publique en 1947 ; il rejoint le très anticommuniste, petit-bourgeois et populiste Parti du peuple cubain (PPC), plus connu sous le nom de Parti orthodoxe. Son leader, Eduardo Chibas, au programme social progressiste, dénonce la corruption et jouit d’une grande popularité. Chaque semaine, il s’adresse aux Cubains dans une émission à Radio CMQ. Fidel reste « orthodoxe » pendant huit ans, y compris après le suicide en direct à la radio, en 1951, du charismatique Chibas, destiné à « réveiller » le peuple. En 1948, présent à Bogota pour un congrès étudiant, Castro participe au Bogotazo, le soulèvement populaire provoqué par l’assassinat de Jorge Eliécer Gaitán, candidat « libéral » favori aux élections à venir. De retour à Cuba, candidat du PPC à la députation, le jeune juriste semble promis à une carrière politique chez les « orthodoxes ».
Le coup d’État militaire de Fulgencio Batista, pour le compte de Washington, le 10 mars 1952, à trois mois d’élections que le PPC allait sûrement gagner, modifie toute la donne. Bogota, La Havane, l’intervention des États-Unis renforcent Castro dans son anti-impérialisme. Dès l’installation de la sanglante dictature (20 000 morts entre mars 1952 et décembre 1958), Castro part en guerre contre elle. La voie électorale se ferme. Peu à peu, il s’oriente vers une stratégie insurrectionnelle, de guerre de guérilla, dans le droit fil de l’histoire cubaine, de l’héritage des deux guerres d’indépendance.
Castro a conscience de prolonger la pensée et l’action du « héros national » José Marti, son inspirateur et modèle mort au combat le 19 mai 1895. À cette époque, Castro est d’abord « martinien », porteur d’un « nationalisme » radical hérité du patrimoine historique cubain, teinté de « socialisme utopique ». Pour José Marti, les États-Unis constituaient déjà, au XIXe siècle, « le pire danger qui menace notre Amérique ». La formation – incomplète – de la nation cubaine, dans ce contexte, acquiert une dimension anti-impérialiste. Le « fidélisme » apparaît alors comme « une synthèse pragmatique, un mélange d’un peu de Marx, de Engels, de Lénine, assez de Che et beaucoup de José Marti » (2). Sur cet « avant 1959 », Castro dira qu’il « avait peut-être deux millions de préjugés petits-bourgeois » (3).
Le 26 juillet 1953, sous les ordres de Castro, 131 jeunes partent à l’assaut de la symbolique forteresse militaire, la caserne de Moncada à Santiago. L’opération, destinée à provoquer un soulèvement populaire, échoue et la petite troupe est décimée : 6 morts au combat, 49 survivants torturés, puis massacrés. L’acharnement des tortionnaires et le courage inouï de ces jeunes confèrent à l’action un impact national, émotionnel et politique considérable. Le Parti socialiste populaire (PSP, communiste) qualifie, lui, l’assaut de « tentative de putsch aventuriste ». Le PSP traîne une réputation entachée de collaboration depuis le gouvernement de Front populaire avec Batista, dans lequel il eut deux ministres de 1942 à 1944.
Le 16 octobre 1953, Fidel Castro, avocat, assume lui-même sa défense lors du procès des assaillants. Sa célèbre plaidoirie-programme devient historique sous le titre « L’histoire m’acquittera ». Durant deux heures, l’accusé défend une cause collective et s’attribue le rôle d’accusateur, accable le tyran, démonte les mécanismes néocolonialistes d’exploitation, de domination, plaide pour un « gouvernement révolutionnaire », se pose en héritier de José Marti, qu’il qualifie d’« auteur intellectuel de l’assaut à la Moncada ». Il avance des réformes sociales inspirées du programme réformiste « orthodoxe », en appelle à saint Thomas d’Aquin pour légitimer le droit du peuple à démettre un tyran (4). Le discours, improvisé, est reconstitué et circule clandestinement. Il vaut à son auteur une large reconnaissance politique, notamment celle, unanime, de la communauté intellectuelle.
Castro, plus populaire que jamais, écope de 15 ans de prison. Un fort mouvement populaire arrache une loi d’amnistie et obtient, au bout de 21,5 mois, la libération de celui qui, pour les Cubains et bien au-delà, est désormais « Fidel ». En août 1955, il publie le premier manifeste du Mouvement du 26 juillet (mouvement créé après l’assaut) : réforme agraire, industrialisation, rétablissement de la Constitution de 1940, construction de logements, baisse des loyers, réformes économiques et sociales progressistes, nationalisation des services publics…
La répression oblige, en janvier 1956, Fidel et les militants les plus marqués à émigrer au Mexique. Ils y préparent une expédition armée pour renverser Batista. Au Mexique, il se définit comme « un marxiste en pensée », ce que contestera implicitement le Che. Dans une lettre de la Sierra à René Ramos Latour (Daniel), dirigeant « santiaguero » du Mouvement du 26 juillet, datée du 14 décembre 1957, Che écrit : « J’ai considéré Fidel comme un authentique leader de la bourgeoisie de gauche. »
Le 2 décembre 1956, sur le « Granma », un vieux rafiot exigu, 82 hommes embarquent pour « libérer Cuba ». Une traversée infernale de 7 jours et un débarquement catastrophique sur la côte orientale. Repéré par l’armée, le petit groupe est quasiment anéanti. Fidel, une nouvelle fois, et son frère Raul, s’en sortent. Ils parviennent à gagner la Sierra Maestra et mettent en place la guerre de guérilla.
C’est autour de cette Armée rebelle (fidéliste), le vecteur le plus révolutionnaire, le moins anticommuniste, que se forge une sorte de front antidictatorial, scellé au mois de juillet 1957 par le manifeste de la Sierra, puis par le pacte de Caracas (juillet 1958). En régime de monoculture en crise, les couches rurales se sont prolétarisées, la petite-bourgeoisie s’est radicalisée ; la classe ouvrière n’a pas « dirigé » le processus mais lui a servi de base. Les préjugés anticommunistes freinent. Le Mouvement du 26 juillet lui-même voit l’Armée rebelle, selon Fidel, « comme des agitateurs ». En mai 1958, il déclare au journaliste nord-américain Jules Dubois : « Je n’ai jamais été et ne suis pas communiste. Si je l’étais, je serais suffisamment courageux pour le proclamer » (5).
La guerre de guérilla dure 25 mois ; 300 guérilleros affrontent 12 000 soldats. L’opération militaire de Batista (« Fin de Fidel ») tourne à la débâcle. Le 8 janvier 1959, en pleine guerre froide, Fidel et sa légende entrent dans La Havane, acclamés par une « marée humaine » (6). Fidel le fédérateur, le libérateur, symbole de nation.
Le 16 avril 1961, à La Havane, la foule se presse aux obsèques des victimes des raids aériens ennemis. Les bombardements de la CIA clouent au sol la petite aviation cubaine, tandis que se prépare l’invasion de la baie des Cochons par 1 400 exilés mercenaires, écrasés en 66 heures. Dans son discours des funérailles, Fidel appelle à défendre « notre révolution socialiste ». Il a attendu deux ans et demi après la victoire de l’Armée rebelle pour se réclamer du socialisme. Le long mûrissement du leader, l’expérience, vécue, de la nature de l’impérialisme, l’évolution des conditions objectives et subjectives, les enjeux et problèmes de l’époque ont « radicalisé » Fidel. En devenant communiste, il a contribué à son tour à radicaliser le processus révolutionnaire. L’agression des États-Unis a accéléré cette interaction dialectique. La révolution répond à chaque mesure hostile de Washington par l’approfondissement des changements. Un exemple : la loi 851 du 6 juillet 1960 réplique à la suppression de la quote-part d’importation de sucre cubain par la nationalisation des propriétés et des banques nord-américaines à Cuba.
Lorsque Kennedy impose le blocus total de l’île, l’aide de l’Union soviétique permet à Cuba de tenir. Y avait-il une alternative aux liens avec l’URSS, à l’entrée en 1972 dans le Comecon ? Ils lui offrent les moyens d’un développement social, éducatif, sanitaire, remarquable, mais ne remettent pas en cause la monoculture. Cuba est désormais réserve sucrière du « camp socialiste ». En 1991, Fidel déclare : « Nous avions déifié l’Union soviétique. » Il porte désormais un regard critique sur une période ambivalente.
Les discours politiciens sur « la trahison » de Fidel ou sur son « communisme souterrain », son « machiavélisme », relèvent de la propagande et occultent l’évolution fascinante du « Comandante » Fidel.
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27/07/2016
Le peuple de Paris mis en Seine
Marie-Noëlle Bertrand, L'Humanité
À l’heure où l’on parle de reconquérir les quais de Seine, deux chercheuses racontent les usages qui étaient ceux du fleuve au XVIIIe siècle.
Imaginez que nous sommes en 1791. Imaginez que vous êtes mitron, à Paris, chez un maître boulanger. Imaginez un dimanche. Enfin, imaginez qu’il fait beau. « Eh bien, c’est ici même, au pont Royal, que vous viendriez, avec votre bonne amie, prendre la galiote pour Saint-Cloud. » La galiote, c’est ce grand rafiot plat halé par des chevaux qui écumait la Seine du XVIIIe siècle et embarquait jusqu’à cent voyageurs pour les faire passer de Paris à autre part, et inversement.
Celui qui en raconte présentement les déambulations, d’une voix friande d’anecdotes certifiées historiques, c’est Christian Hecq, de la Comédie-Française. Avec d’autres, l’acteur prête son timbre à la balade qui nous occupe aujourd’hui. Elle nous fait courir le long de la Seine, donc, à une époque où les quais de la capitale grouillaient de monde et où le peuple parisien vivait de l’eau, tirant du fleuve ses ressources et ses rythmes, respirant à son flanc, se nourrissant de son écume, se divertissant de ses humeurs. Une époque où l’habitant était d’abord riverain, et où les usages que l’on faisait de la Seine ne se limitaient pas au seul transport de marchandises.
Une histoire faite de travailleurs et de métiers depuis longtemps évincés
Deux chercheuses – une historienne, Isabelle Backouche, et une sociologue, Sarah Gensburger –, épaulées par une directrice artistique – Michèle Cohen -, ont entrepris de l’exhumer et de la raconter au fil de l’eau et du Web. L’expérience s’appelle Gens de la Seine, et se retrouve sans peine à l’aide de tout bon moteur de recherche (1).
Ici, foin de focus sur le patrimoine architectural ou les grands hommes que la postérité a pris soin de porter plus haut que les autres. « Nous voulions mettre en scène une histoire sociale de la ville, ancrée dans un territoire et une proximité de vie », explique Isabelle Backouche, qui a fait du fleuve son terrain de recherche. Une histoire faite de travailleurs et de métiers depuis longtemps évincés, dont certains pourraient revenir à l’honneur, à l’heure où s’opère la reconquête de rives séquaniennes squattées par les automobiles.
Imaginez, donc. Vous êtes parisienne, touriste ou tout simplement internaute. Vous décidez de vous promener quai Voltaire, virtuellement ou en chair et en os, écouteurs aux oreilles. Là, vous cliquez sur cette zone de la carte indiquant le point où vous êtes. Et vous vous laissez emmener par le récit. « Il y aurait beaucoup de monde à l’embarquement, reprend le narrateur. Les matelots auraient fait le tour de toutes les auberges voisines pour appeler les clients.
On attendrait les retardataires avant de partir. » La galiote passerait les villages de Chaillot, de Passy et d’Auteuil, laissant sur sa gauche le moulin de Javelle, les îles verdoyantes couvertes de troupeaux, la plaine de Billancourt ou encore les collines de Meudon. « Au bout d’un moment tout le monde discute dans le bateau. Comme le dit fièrement son capitaine : “C’est dans ma galiote qu’il faut venir pour entendre les plus belles motions et les plus beaux discours sur la Révolution, sur la Constitution, sur les droits de l’homme, de la femme, des enfants et de leurs nourrices”. »
Vous quittez le quai Voltaire pour celui des Tuileries, là où les blanchisseuses tiennent le haut du pavé, enveloppées par l’odeur du savon et le bruit des rires et des coups de battoir. Si les bourgeois d’alors préfèrent envoyer laver leur linge sale en campagne, les petites gens, elles, leur confient le leur à moindres frais. « La présence des bateaux de lessive sera finalement dénoncée. Ils gênent la navigation. » Quant au linge qui sèche sous les fenêtres du Louvre et des Tuileries, on finira par le trouver choquant.
Les blanchisseuses seront chassées des bords de Seine et se replieront dans les lavoirs de la ville, tel « celui de la Goutte-d’Or, où l’on respirait, comme l’écrira Zola, l’étouffement tiède des odeurs savonneuses ».
Elles ne seront pas seules à se faire bouter loin des abords du fleuve. Les teinturiers, qui sont encore, au XVIIIe siècle, une dizaine installés quai de la Corse dans de vastes ateliers, bénéficiant, depuis Hugues Capet, du privilège de ne pas payer de taxe sur leur bateau, en seront eux aussi chassés, accusés de polluer l’eau.
Idem pour les tripiers, posés près de Chatelet, où se trouvaient alors les grandes boucheries et dont les déchets sanguinolents finiront par s’accumuler à tel point qu’ils entraveront la navigation. Les vendeuses de billets de loterie, comme la veuve Marchand, dont les archives témoignent qu’elle écrira au roi pour tenter de sauver son commerce, en 1785, se verront elles aussi expulsées, de même que celles de marrons ou d’oranges, ou que les échoppes de broderie et de quincaillerie.
Le port de Saint-Paul, le plus important du Paris de l’époque, où l’on venait acheter bois de chauffe, poissons, papier, vin ou eau-de-vie, et où croisaient bateaux coches et des bacs de voyageurs, est lui aussi sur cale depuis bien longtemps.
Seules perdurent les brigades de sauvetage qui venaient au secours des noyés, du temps où rares étaient ceux qui savaient nager. Leurs méthodes, heureusement, ont changé, quand on apprend que le kit de sauvetage de l’époque comprenait, outre de l’ammoniaque et une plume pour chatouiller le nez, « un mode d’emploi pour introduire dans le fondement des malheureux de la fumée de tabac en se servant de la machine fumigatoire ».
15:08 Publié dans L'Humanité, Société | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paris, seine, peuple | |
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17/07/2016
Il y a 80 ans éclatait la guerre d'Espagne
Publication initiale en juillet 2004 - Entretien réalisé par Théophile Hazebroucq, L'Humanité
Il y a 80 ans, le 18 juillet 1936, un coup d'État militaire se répercute dans l'Espagne. S'en suit une guerre civile de trois ans. A cette occasion nous republions notre entretien avec Rémi Skoutelsky, historien spécialiste de la guerre d'Espagne, qui revient sur cet événement et sa postérité dans le siècle passé.
Comment éclate la guerre civile espagnole ?
Rémi Skoutelsky. Au début du XXe siècle, l'Espagne est encore quasiment au XVIIIe. La Catalogne et le Pays basque sont développés, mais le reste du pays est totalement féodal. Après les élections municipales de 1931, le roi, grand-père de l'actuel Juan Carlos, s'enfuit, et la République est proclamée. Elle ne sera pourtant jamais légitime. La petite bourgeoisie patriote est numériquement faible, et du côté ouvrier, la force dominante anarchiste reste hostile à toute " démocratie bourgeoise ". Les deux piliers de la monarchie, l'Église et l'armée ne songent nullement à un compromis.
C'est un gouvernement de front populaire - alliance des socialistes, des communistes, et des républicains de gauche - qui est au pouvoir depuis le mois de février en Espagne. S'il y a déjà eu de nombreux putschs dans le pays, celui de 1936 s'inscrit dans un contexte international particulier. En Europe, la lutte fait rage entre l'alliance fascisme-nazisme et le mouvement ouvrier, surtout depuis que le Komintern a abandonné sa ligne gauchiste qui mettait dans le même sac démocratie et fascisme.
La conjuration militaire déclenche le putsch à l'issue de plusieurs semaines de guerre civile larvée : grèves dures d'un côté, assassinat de militants et de républicains de l'autre. Avant même l'intervention de Mussolini et Franco au côté des factieux, le monde entier lit les événements à travers la grille fascisme-antifascisme. L'échec du coup d'État entraîne une révolution dans la zone restée fidèle à la République et, inévitablement, la guerre civile, qui plonge immédiatement l'Espagne au coeur des affrontements internationaux.
Pour quelles raisons l'Angleterre et la France refusent-elles d'intervenir ?
Rémi Skoutelsky. Les intérêts de ces deux États ne sont pas identiques. La bourgeoisie anglaise est d'emblée favorable aux putschistes, même si elle voit d'un mauvais oeil l'ingérence de Hitler et Mussolini. La France, elle, est gouvernée par un Front populaire. La première réaction de Blum est d'ailleurs d'envoyer des avions en Espagne, qui permettront de constituer l'escadrille Malraux. Au bout d'une dizaine de jours cependant, il estime que la meilleure tactique consiste à installer un cordon sanitaire autour de l'Espagne afin que ni l'Italie ni l'Allemagne ne puissent aider les nationalistes. Compte tenu du rapport de forces initial, cela aurait peut-être assuré la victoire républicaine.
Mais malgré l'accord de non-intervention, Allemands et Italiens continuent à ravitailler Franco sans discontinuer. En France, le gouvernement doit affronter une violente campagne de droite . Les radicaux, par crainte que l'Allemagne ne se saisisse de ce prétexte pour déclarer la guerre à la France, menacent de faire exploser la coalition de Front populaire si Blum aide l'Espagne. En outre, la Grande-Bretagne a prévenu la France de la caducité de leur alliance si la guerre éclatait pour ce motif-là. Mais la peur la plus déterminante, chez Blum, est vraisemblablement celle d'une réaction de l'armée en France. Il maintient donc la politique de " non-intervention ", même si les armes soviétiques passeront par la frontière des Pyrénées.
La guerre d'Espagne génère un formidable mouvement de solidarité qui conduit pour la première fois des milliers de volontaires à combattre pour une nation qui n'est pas la leur. Comment s'explique cet élan ? Qui s'engage, et pourquoi ? Quel rôle jouent les Brigades Internationales sur le terrain ?
Rémi Skoutelsky. Toute l'Europe vit au rythme de ce premier conflit de l'ère des médias. Les opinions publiques sont exacerbées. En France par exemple, les tensions restent vives après la fin de la grève générale de l'été 1936. On y vit en fait une véritable guerre civile par procuration, à travers l'Espagne. Entre 1936 et 1939, être de gauche, antifasciste, ou humaniste, c'est d'abord soutenir la République espagnole. Le corollaire de l'existence de régimes fascistes est l'arrivée massive dans les pays voisins de l'Espagne, à commencer par le nôtre, d'une importante immigration antifasciste.
Des centaines de communistes allemands, d'anarchistes italiens ou de réfugiés des pogroms juifs polonais rejoignent dès l'été 1936 les milices ouvrières espagnoles. Lorsque l'URSS se décide enfin à aider la République, par des livraisons d'armes d'une qualité au demeurant douteuse, il ne saurait être question d'envoyer en masse des soldats. Elle cherche en effet à se rapprocher de la France et de la Grande-Bretagne et ne veut surtout pas prendre le risque de s'attirer leur hostilité. Étant donné le potentiel de volontaires antifascistes, le Komintern décide donc de créer les Brigades internationales. Elles draineront 35 000 combattants : des ouvriers, dans leur écrasante majorité, de tous pays mais d'abord de France, plus tout jeunes, et loin d'être tous communistes. Ils joueront un rôle fondamental dans la bataille de Madrid et dans l'organisation de l'armée républicaine.
Quel est l'élément décisif de la défaite du camp républicain ?
Rémi Skoutelsky. On a peine à imaginer la violence de la société espagnole de l'époque, y compris au sein du mouvement ouvrier. Les luttes entre socialistes et communistes français, dans les années vingt-trente, par exemple, ne sont rien à côté des affrontement entre la centrale syndicale socialiste, l'UGT (Union générale des travailleurs), et les libertaires de la CNT-FAI (Confédération nationale du travail - Fédération anarchiste ibérique). Les méfiances réciproques ne s'effacent guère pendant la guerre civile. Si des militants anarchistes sont " liquidés ", des communistes sont également assassinés par des libertaires. L'important est de comprendre que cette méfiance, exacerbée par le rôle des Soviétiques, se traduit à tous les niveaux : du gouvernement aux unités sur le front. La tentative d'éradication du POUM, parti communiste antistalinien (après les journées insurrectionnelles de Barcelone en mai 1937) n'est pas faite non plus pour apaiser les inquiétudes des démocrates.Quel lien peut-on établir entre cette guerre d'Espagne et la Seconde Guerre mondiale ?
Rémi Skoutelsky. Il s'agit d'un prélude, de la première bataille. Le gouvernement républicain ne s'y était d'ailleurs pas trompé. Son objectif, à partir de l'été 1938, était de tenir jusqu'à la guerre pour bénéficier de l'aide de la Grande-Bretagne et de la France.
Par ailleurs, elle a joué le rôle fondamental de laboratoire de l'armée nazie : la " guerre éclair " qui écrasera la France en quelques semaines est, par exemple, testée en Aragon. Enfin, les vétérans de la guerre civile joueront un rôle déterminant du côté des Alliés. On retrouvera ainsi des Espagnols dans la Résistance française et des anciens des Brigades internationales, dans les FTP (Francs-tireurs et partisans), les FFI (Forces françaises de l'intérieur), les commandos américains ou encore les maquis de Tito.
La dictature de Franco peut-elle être imputée à l'indifférence des puissances occidentales ?
Rémi Skoutelsky. Après-guerre, c'est certain. À partir de 1943, Franco se rapproche des Américains. La tentative des maquisards espagnols de reprendre l'offensive, à partir du Val d'Aran en 1944, est un désastre. La guerre froide arrivant, Franco est dans le " bon " camp. Mais, au-delà, on peut retenir un aspect positif de cette guerre. À mon avis, l'Europe est née en Espagne, car les peuples européens se sentent directement concernés par ce qui s'y passe. L'internationalisme n'est pas qu'un humanisme. Il repose sur la solidarité, donc sur un sentiment de proximité : ce qui se passe là-bas peut se passer chez nous.
Mais le phénomène des Brigades internationales est aussi étroitement lié aux conditions historiques : il reste unique dans l'histoire. Il serait toutefois faux de prétendre que la conscience internationaliste est morte avec la République espagnole. Il n'est qu'à voir l'élan de solidarité en France au moment des attentats de Madrid, ou les mouvements altermondialistes. Le rapport à la violence, à l'engagement physique, lui, est différent.
18:52 Publié dans Actualité, Espagne, Guerre, Guerre d'Espagne | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : guerre espagne, 80 ans | |
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