17/01/2014
Traduction inédite du plus beau portrait de Karl Marx, écrit trois ans avant sa mort
Marx n’a plus que trois ans à vivre. John Swinton, journaliste américain et futur candidat au Progressive Labor Party, retrouve en Angleterre le théoricien révolutionnaire allemand. Le portrait qu’il dressera de lui, après plusieurs heures passées à ses côtés, témoignera de l’admiration qu’il portait à l’auteur du Capital. Un portrait magnifique resté, jusqu’ici, inaccessible aux francophones.
Février 1848. Un banquet réformiste qui devait se tenir aux Champs-Élysées est annulé. L’incident, a priori sans grande importance, va entraîner la chute du Roi. Manifestations et Marseillaise dans les rues de la capitale ; le monarque ne cille pourtant pas : « Les Parisiens savent ce qu’ils font ; ils ne troqueront pas le trône pour un banquet. » Le peuple en colère brandit le pavillon rouge et les soldats, comme de juste, leur font face. Un coup de feu retentit ; les corps s’écroulent sur les pavés. Qui a tiré ? Un sergent, sans nul doute. Des ouvriers remplissent un chariot des cadavres encore chauds et, trois heures durant, circulent dans tout Paris pour révéler à leurs compatriotes la vraie nature de cette monarchie aux mains assassines. Les insurgés prennent l’Hôtel de Ville ; Louis-Philippe abdique et s’enfuit en fiacre. Lamartine, d’un balcon, proclame la Deuxième République. Le gouvernement provisoire fait bonne figure : tous démocrates et libéraux le petit doigt sur la couture du pouvoir. Le drapeau rouge est banni.
Karl Marx, alors en Belgique, rejoint Paris. Son Manifeste du Parti communiste, rédigé avec Engels, est publié le même mois. Les premières lignes de l’ouvrage entrent dans l’arène puis dans l’Histoire : « Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et les policiers d’Allemagne. » La Révolution échoue ; Marx est expulsé à deux reprises. Il s’installe à Londres, en 1849, et ne quittera plus l’Angleterre jusqu’à la fin de son existence. Trois décennies d’exil. Nul n’est Prophète sur Terre – encore moins lorsqu’on promet à celle-ci le Paradis.
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Karl Marx
par John Swinton
Karl Marx est l’un des grands hommes de notre temps. Il est, depuis quarante ans, l’artisan puissant et discret de la révolution. C’est un homme que le spectacle et la gloire n’attirent pas, sans appétit pour les fanfaronnades et le pouvoir, sans hâte et sans repos, un homme à l’esprit fort, ouvert et élevé, plein de projets au long cours, de rationalité et d’objectifs concrets. Il est de plus à l’origine de tremblements de terre ayant secoués les nations et fait chavirer les trônes, qui menacent désormais les têtes couronnés et les establishments, plus qu’aucun autre homme en Europe, y compris Joseph Mazzini lui-même. Étudiant berlinois, contempteur d’Hegel, éditeur, ancien correspondant du New York Tribune, dans les colonnes duquel il faisait preuve de qualités et d’esprit, fondateur et inspirateur de la jadis redoutée Internationale, auteur du Capital, expulsé de la moitié des pays d’Europe, persona non grata dans presque chacun d’entre eux, il est réfugié à Londres depuis trente ans.
Alors que je séjournais dans la capitale anglaise, il s’était installé à Ramsgate, station balnéaire prisée des Londoniens, et je le trouvais donc là-bas, dans son cottage, avec enfants et petits-enfants. La femme au visage de Sainte et à la voix si douce qui m’accueillit était évidemment la maîtresse de maison et épouse de Karl Marx. Et cet homme au visage massif, au physique imposant, courtois et avenant de soixante ans, Karl Marx ? D’emblée, sa façon de discourir m’évoqua l’idée qu’on se fait de Socrate – libre, insaisissable, créative, si personnelle – ponctuée d’éclairs sardoniques, de touches d’humour et de franche camaraderie. Il parlait des forces politiques et des mouvements populaires de différents pays d’Europe – le vaste courant de l’esprit russe, les mouvements de l’esprit allemand, l’énergie de la France, l’immobilisme de l’Angleterre. Il parlait avec espoir de la Russie, avec philosophie de l’Allemagne, avec enthousiasme de la France, avec résignation de l’Angleterre – se référant continuellement aux petites réformes disparates à propos desquelles les Libéraux du parlement britannique perdaient leur temps.
Survolant le monde européen, pays par pays, il portait à mon attention chaque spécificité et chaque événement, il connaissait les hommes de premier plan comme les hommes de l’ombre, dessinant par la parole l’horizon d’un destin inéluctable. J’étais souvent surpris en l’écoutant. Il était évident que cet homme profondément de son époque, qui laissait à voir et à entendre si peu de lui, travaillait à quelque chose de nouveau, de la Neva à la Seine, et de l’Oural aux Pyrénées. Son travail n’est pas gaspillé aujourd’hui plus qu’hier : tant d’évolutions espérées ont été obtenues, tant de combats héroïques ont été menés, et au plus haut de ceux-ci, la République Française. Alors qu’il parlait, la question qui m’était venue, « pourquoi ne faites-vous rien, en ce moment ? », m’apparut être celle d’un homme désinformé, à laquelle il n’aurait pu apporter de réponse directe.
Me demandant pourquoi Le Capital, son oeuvre maîtresse, cette semence grâce à laquelle ont germé tant de pousses, n’était pas traduit en anglais, alors qu’il l’était en russe et en français à partir de l’original allemand, il sembla incapable de me répondre, avançant tout de même qu’une proposition de traduction en langue anglaise lui était parvenue de New York. Il me dit encore que ce livre n’était en fait que le fragment d’un travail de plus grande envergure, d’une trilogie composée du Territoire, du Capital et du Crédit, ce dernier s’inspirant largement des États-Unis, où le crédit a connu un essor si impressionnant. M. Marx est un observateur avisé du développement américain, et ses remarques sur les caractéristiques fondamentales de la vie américaine sont perspicaces.
Il me confia ensuite que si l’on s’intéressait à son Capital, il était préférable de lire la traduction en français, qu’il estimait, en bien des aspects, supérieure à la version originale allemande. M. Marx évoqua le Français Henri Rochefort, et certains de ses disciples disparus, l’impétueux Bakounine, le brillant Lasalle, et d’autres, je compris alors comment son génie avait subjugué tant d’hommes qui, en d’autres circonstances, auraient bien pu changer seul le cours de l’histoire.
« Durant un intervalle de silence, j’interrompis le philosophe et révolutionnaire par ces mots fatidiques : “Qu’y a-t-il ? ” »
Alors que M. Marx discourait, l’après-midi s’évanouissait dans un crépuscule d’été, et il me proposa de marcher le long de la plage, à cette heure-là emplie de milliers de badauds dont de nombreux enfants chahutant… Nous retrouvâmes alors sa famille – sa femme, qui m’avait accueilli, ses deux filles accompagnées de leurs époux et de leurs enfants. L’un de ses gendres était professeur au King’s College de Londres, l’autre semblait être un homme de lettres. Ils formaient tous ensemble – une dizaine – une compagnie délicieuse, le père des deux jeunes mariées, heureuses avec leurs enfants, et la grand-mère, qui semblait alors pleine de sérénité et de joie maternelle. Pas moins que Victor Hugo, Karl Marx comprenait l’art d’être grand-père, mais plus chanceux que l’écrivain, il semblait que la vie des enfants mariés de Marx continuait à s’organiser autour de lui. La nuit tombait, lorsque son gendre et lui décidèrent de passer une heure avec leur invité américain. La conversation porta sur le monde et sur l’homme, et sur l’époque, et sur les idées, comme nos verres tintaient devant la mer.
Le chemin de fer n’attend personne, la nuit est proche. Au-delà de nos pensées, des épreuves de l’âge et des siècles, au-delà des propos du jour et de cette agréable soirée, une question surgit dans mon esprit ; une question concernant la loi finale de l’existence, que je voulus adresser à ce sage. Puisant au plus profond du langage, m’élevant jusqu’à l’expression la plus forte, durant un intervalle de silence, j’interrompis le philosophe et révolutionnaire par ces mots fatidiques : « Qu’y a-t-il ? » Et ce fut comme si son esprit s’était retourné un instant pendant qu’il considérait la mer mugissante devant nous, et la multitude qui s’agitait sur la plage. « Qu’y a-t-il », avais-je demandé, à quoi il répondit sur un ton profond et solennel : « La lutte ! » Tout d’abord, il me sembla entendre l’écho du désespoir ; mais peut-être était-ce la loi de la vie.
John Swinton, The Sun, n°6, le 6 septembre 1880.
Traduit de l’anglais par Arthur Scheuer
Marx & Bakounine, frères ennemis
En dépit de l’admiration qu’il pouvait lui porter, Karl Marx demeurait, pour l’anarchiste russe Mikhaïl Bakounine, un socialiste autoritaire et centraliste. Leurs finalités, expliqua ce dernier, étaient sensiblement les mêmes mais les moyens pour y parvenir les opposaient : Bakounine reprocha à Marx de ne pas vouloir la destruction immédiate de l’État et nia toute pertinence au concept marxiste de dictature du prolétariat : toute dictature, fût-elle provisoire et populaire, se retournera un jour contre les travailleurs. Marx en vint à faire exclure Bakounine de l’Internationale : « Pour Marx, écrira l’historien libertaire Michel Ragon, Bakounine est un concurrent trop populaire. C’est un tribun qui électrise les foules. Lui, l’homme de cabinet, l’homme des bibliothèques, le solitaire, ne peut éprouver que répugnance pour ce bohème aux discours improvisés. »
Mais laissons plutôt la parole à Bakounine : « Nous fûmes assez amis. Je ne savais alors rien de l’économie politique, je ne m’étais pas encore défait des abstractions métaphysiques, et mon socialisme n’était que d’instinct. Lui, quoique plus jeune que moi, était déjà un athée, un matérialiste savant et un socialiste réfléchi. Nous nous vîmes assez souvent, car je le respectais beaucoup pour sa science et pour son dévouement passionné et sérieux, quoique toujours mêlé de vanité personnelle, à la cause du prolétariat, et je cherchai avec avidité sa conversation toujours instructive et spirituelle lorsqu’elle ne s’inspirait pas de haine mesquine, ce qui arrivait, hélas !, trop souvent. Jamais pourtant il n’y eut d’intimité franche entre nous. Nos tempéraments ne se supportaient pas. Il m’appelait un idéaliste sentimental et il avait raison ; je l’appelais un vaniteux perfide et sournois, et j’avais raison aussi. » (Bakounine, cité par Kaminski dans Bakounine, la vie d’un révolutionnaire.)
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08/01/2014
Maurice Audin exécuté sur ordre du général Massu
Dans La vérité sur la mort de Maurice Audin, à paraître ce jeudi, le journaliste Jean-Charles Deniau affirme que le militant communiste a été exécuté sur ordre du général Massu et avec l'assentiment du pouvoir politique de l'époque.
"Ce n'est pas une bavure. c'est un crime d'Etat",a affirmé ce mercredi matin l'auteur du livre sur France Inter. Le journaliste et réalisateur fait paraître ce jeudi La Vérité sur la mort de Maurice Audin (éditions de l'Equateur) dans lequel il retrace les derniers moments du jeune mathématicien arrêté par l'armée française le 11 juin 1957 et officiellement "porté disparu" depuis.
Dessin : Maurice Audin, par Mustapha Boutadjine, Paris 1996, Graphisme-collage, Extrait de «Partisans», Collection de Mme Josette Audin
Se fondant sur les témoignages du général Aussaresses, recueilli juste avant la mort de celui qui avait avoué la torture durant la guerre d'Algérie, ainsi que d'un de ses sous-officiers, Jean-Charles Deniau explique que le général Massu a donné l'ordre à ses hommes d'exécuter Maurice Audin. Celui-ci a été emmené dans les environs d'Alger, poignardé et enterré là.
Protéger Massu
"On pense que ce soir là, les gens qui ont exécuté Audin n'ont pas creusé une fausse. Ils sont allés là où en existait déjà une", estime l'auteur des révélations. "Les autorités algériennes devraient faire une enquête pour retrouver les lieux. Avec les témoignages dans le livre, nous avons pu définir un pour-tour où Audin a été enterré." L'auteur du livre donne du crédit aux dires du tortionnaire en chef Aussaresse. "Ca a été très difficile de le faire parler", raconte-t-il toujours sur France Inter. Dans un premier temps, "il a préféré dire que c'est lui qui l'a fait", afin de protéger le général Massu. "La facilité pour lui aurait été de s'en tenir à la thèse officielle (évasion puis disparition ou mort durant une sénace de torture, ndlr)."
Reconnaissance de la France
"Dès la mort de Audin, le couvercle s'est abattu sur l'histoire et Massu, qui était à la tête de l'équipe, a fait en sorte que rien ne sorte. Et le scénario de la disparition et de l'évasion a été monté immédiatement et a tenu depuis", résume Jean-Charles Deniau.
Interrogée par France Inter, Josette Audin, veuve de Maurice, a mis en doute la validité des confessions posthumes d'Aussaresses. "Il a passé sa vie à mentir quand il ne la passait pas à tuer des Algériens. Comment croire, dans ces conditions qu’il a pu dire la vérité? Selon moi, ces gens ne sont pas crédibles (…) C’est bien que le général ait dit sa vérité mais c’est seulement sa vérité. Ce n’est pas forcément la vérité. Cette vérité, la saura-t-on un jour? Je suis sceptique à ce sujet."
A lire: les crimes si longtemps cachés du général Aussaresses
Josette Audin a surtout appelé la France à reconnaître ses actes de torture lors de la guerre d'Algérie. Une reconnaissance etune condamnation que François Hollande, en voyage officiel en décembre 2012, n'avait pas totalement accompli.
SG pour l'Humanité
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Josette Audin: Hollande a dit "le minimum du minimum"
Josette Audin raconte Maurice Audin.
Jean-Charles Deniau : "La mort de Maurice Audin... par franceinter
13:55 Publié dans Biographie, Guerre, Société, Vidéo | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : guerre d’algérie tortures, guerre d'algérie, maurice audin, colonialisme, guerres coloniales, général aussaresses, paul aussaresses, général massu | | del.icio.us | Imprimer | | Digg | Facebook |
02/01/2014
Républicain espagnol et communiste, Virgilio Peña a cent ans aujourd'hui...
Chronique de Jean Ortiz. Humble ouvrier agricole andalou, Virgilio est devenu un "héros" malgré lui, une "estrella" (une star) dit-il en pouffant de rire, grâce à son épopée et au documentaire Rouge miroir (Dominique Gautier et Jean Ortiz). La télé publique andalouse l'a programmé à plusieurs reprises. Le centenaire a une allure, un humour, une verve, une mémoire de jeune homme. Et des idéaux intacts."Toute ma vie j'ai été communiste. Et j'en suis fier."
Virgilio est né le deux janvier 1914, d'un père ouvrier agricole et d'une mère vendeuse de "churros", dans un village emblématique de la province de Cordoba: "Espejo" (en français: "miroir", cela ne s'invente pas), village à la blancheur rebelle, inondé d'oliviers et dominé par le château de la duchesse.
Son père, autodidacte, l'appela Virgile, du nom du poète latin qu'il lisait le soir, couché sur la paille. Lors du soulèvement paysan de 1918, la garde civile le tabassera jusqu'à le laisser "estropié". Il en mourra. Les reîtres bruleront ses livres (Virgile, Hugo...) sur la place du village.
Très jeune, Virgilio Peña (en espagnol, la "peña", c'est le rocher, cela ne s'invente pas non plus) adhère à la Jeunesse communiste, qui prône "la revolucion social".
Lorsque le 14 avril 1931 est proclamée en Espagne la République, le jeune ouvrier agricole ("jornalero") hisse le drapeau républicain au balcon municipal, "paseo de las Calleras". La République puis le Front populaire améliorent la vie, les conditions, jusque là esclaves, de travail des millions de "sans terre de l'époque". Même si la réforme agraire reste timide...Timide mais insupportable pour les grands propriétaires, les "caciques", l'oligarchie, l'Eglise, l'armée, la banque...
Lorsque le coup de force fascisant (le 18 juillet 1936) ensanglante le pays, le milicien Virgilio participe à la défense de son village andalou, puis rejoint le "bataillon Garcés". Il est aux premières lignes des combats acharnés de Pozoblanco, Villa del Rio, Lopera... L'intervention massive de Hitler et Mussolini, et l'hostilité antirépublicaine des gouvernements anglais et français, vinrent à bout de l'armée populaire.
La suite est connue. Internement honteux dans les camps, appelés "de concentration", du gouvernement Daladier et de la Troisième République: Barcarès et Saint-Cyprien.
En vidéo : un extrait de Rouge miroir de Dominique Gautier et Jean Ortiz
Envoyé à Bordeaux, Virgilio trime dans les vignobles puis à la construction de la "base sous-marine" allemande. Dès le début de 1942, il fait partie des premiers groupes de résistants. Le 19 mars 1943, il est arrêté et torturé par la police française puis livré aux nazis, qui le déportent en septembre 1943 à Buchenwald (matricule 40843), triangle rouge des "terroristes". Dans cet enfer, il organise la résistance du petit groupe d'Espagnols, et partage le même Block que Jorge Semprun. "Le 11 avril 1945, je suis né pour la deuxième fois. La résistance intérieure libère le camp, avant l'arrivée des Américains". Il en sort, la peau sur les os, en juin 1945, et rejoint Pau où il continue le combat antifranquiste avec ces camarades espagnols et français.
A cent ans, le jeune communiste Virgilio ne manque aucune manif, toujours un bon mot de "chispa" andalouse aux lèvres. Il y a des hommes "imprescindibles" (indispensables).
Publié par l'Humanité
11:44 Publié dans Actualité, Biographie, Guerre, Résistance | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : 2ème guerre mondiale, espagne, déportation, résistance, jean ortiz, franquisme, guerre civile espagnole, chroniques vénézuéliennes, jorge semprun | | del.icio.us | Imprimer | | Digg | Facebook |