28/04/2013
VEL D'HIV. Vincennes, 1942 : cent " disparus "
Maurice Rajsfus, historien et témoin nous parle de la rafle, telle qu'elle eut lieu dans une ville de la région parisienne.
Il avait quatorze ans à peine, sa soeur Jenny, seize, le jour où " ils " sont venus. Témoin " atrocement privilégié ", il continue de questionner l'histoire. Elle le renvoie à la sienne propre : Vincennes, 1942, 16 juillet.
Si les finances familiales excluaient tout projet de voyage au-delà du bois, c'était quand même les vacances, les enfants mangeaient à leur faim. " Ils sont venus. " Pas les Allemands. Toute la famille portait alors l'étoile jaune depuis " quarante jours ", la durée, dit-on, du Déluge. Cinq heures du matin n'avaient pas sonné quand la police de Pétain s'est mise à cogner du poing sur la porte du logis : vingt-cinq mètres carrés d'une maison des années trente ; non loin du bois d'où, dit-on, parfois sortent les loups. Mais ceux-là venaient de la ville.
Maurice Rajsfus (1) : " Le problème, pour mes parents comme pour tous les juifs immigrés et une grande partie des juifs français, c'est qu'en octobre 1940, après la première ordonnance allemande obligeant les juifs de la zone occupée à se déclarer dans les commissariats, ils ont obéi. Pourquoi ?
La réponse est simple : rien n'est pire, pour un étranger, que d'être en rupture avec la légalité. Ils ne pouvaient se soustraire, parce qu'ils étaient connus et reconnaissables, ne serait-ce qu'à leur accent : mon père avait fui la Pologne en 1923. Ils ont obéi, parce que ne pas se déclarer, cela voulait dire se cacher, avoir de l'argent (mon père travaillait sur un chantier de travaux publics, depuis qu'on lui avait interdit, en tant que juif, de tenir son commerce sur les marchés) ; se cacher, ça voulait dire changer d'identité, de localité. Ils ont obéi, parce qu'en octobre 1940 tout le monde, à peu près, avait le sentiment qu'on en avait pris pour cinquante ans.
Le malheur, c'est que cette déclaration a permis de constituer des listes qui, à leur tour, ont permis les arrestations de mai 1941, puis la rafle du Vél' d'Hiv'. Les nazis avaient demandé aux responsables de la collaboration de se saisir de 35 000 juifs étrangers. Pour tenir le chiffre, par zèle, ces responsables ont fait embarquer les enfants, ce qui ne figurait pas dans l'ordonnance nazie. " C'est ainsi qu'à Vincennes plus d'une centaine de personnes " disparurent " du jour au lendemain.
On les entassa quelques heures dans un petit pavillon, sorte de " camp de concentration miniature ", avant de les expédier à Drancy, direction Auschwitz.
Pour Maurice Rajsfus, ce fut comme si sa mère avait une seconde fois mis au monde, un autre monde, ses deux enfants : " C'était un centre de regroupement secondaire. Nous y avons passé la journée. Puis un gradé a dit que les enfants de plus de quatorze et de moins de seize ans pouvaient sortir. Ma mère nous fit comprendre qu'il fallait y aller. Son intuition fit que, sur la trentaine d'enfants entassés là, ma sour et moi nous fûmes les seuls à ressortir. Nous sommes partis comme poussés dehors, avec le pressentiment que mieux valait prendre du champ, et vite...
De retour au logement, j'ai voulu récupérer les clés. La concierge n'y était pas. J'ai grimpé à l'étage, trouvé la porte ouverte, la concierge était chez nous. Elle "faisait" les placards. " C'est ainsi qu'à l'automne 1944, le lycéen Maurice Rajsfus ne retrouva pas les bancs d'une classe. Apprenti joaillier, il passa des billes de verre colorées aux pierres précieuses, ce qui n'était pas précisément sa vocation ; tandis que Jenny, sa sour, poursuivait des études qui, évidemment, ne rapportaient pas un centime de salaire...
Plus tard, en 1980, il se mit à écrire. Un nombre assez impressionnant d'ouvrages. Dans les trois derniers publiés, il relate des souvenirs, retourne des archives. Au registre des bons souvenirs, citons une belle tranche de gruyère reçue en pourboire et une rencontre avec l'acteur Michel Simon.
Parmi ceux qui tiennent du cauchemar, il faut citer le jour où il croisa le chemin d'un diamantaire antisémite (Maurice portait toujours l'étoile jaune), qui finit, en guise de " cadeau de Noël " par écraser sur le crâne de l'adolescent affamé un ouf ; et cet autre jour où un " bon Français ", avisant son insigne, lui ordonna de quitter la voiture du métro dans laquelle il s'était engouffré, pressé, pour monter dans la dernière, réservée aux juifs.
Citons, enfin, le crachat reçu d'un officier allemand inconnu, en pleine rue. Maurice Rajsfus, aujourd'hui : " Celui-là, il était plus dans son rôle que le salaud de lapidaire avec son ouf ! " Il évoque aussi la commande reçue un jour par son patron pour une dizaine de bagues en platine ornée de croix gammées en saphirs... Ça réveille en lui sa colère contre les acteurs économiques et industriels profiteurs de guerre : " Ils faisaient comme si la guerre n'était pas passée par là, comme si les Allemands n'étaient pas là.
J'ai retrouvé un document par lequel une célèbre entreprise textile offrait ses services pour la production de 5 000 mètres de tissu destiné à la confection des étoiles jaunes. J'ai aussi retrouvé trace du fondeur qui prépara la forme, et celle de l'imprimeur. Alors que le travail de nuit était interdit sous l'Occupation, j'ai mis la main sur une demande de dérogation envoyée par ces gens-là, pour cause de " commande urgente " !...
Maurice a une pensée particulière pour les personnes qui, non juives, ont porté l'étoile, en signe de solidarité, et se sont retrouvées à Drancy, avec une véritable étoile jaune cousue sur leur vêtement, assortie de la mention " amis des juifs " : " C'était un acte véritable de résistance !
L'un d'eux, Michel Reyssat, m'a prêté un portrait de lui réalisé à Drancy, au mois d'août 1942, par un artiste, David Brainin, disparu en déportation. " Évidemment, Maurice Rajsfus ne porte pas la police française dans son cour : " Ils ont volé des années de vie à mes parents.
Tous ont participé aux rafles quand ils étaient requis. Pratiquement pas un seul n'a démissionné. Si la police française ne s'était pas mise aux ordres, jamais il n'y aurait eu autant de dégâts. Il y a eu 250 000 déportés de France, dont 76 000 juifs, les autres étant, pour l'essentiel, des communistes et des gaullistes... Et que dire de ce policier qui, rendant compte à la préfecture de sa mission, ose écrire, le 22 juillet : " Le Vél' d'Hiv' est évacué. Il restait 50 juifs malades et des objets perdus, le tout a été transféré à Drancy ." Maurice Rajsfus a aussi des colères présentes. "
On commémore, certains à tour de bras, mais on oublie. Surtout, on évite de tirer les leçons, de voir ce qui se passe aujourd'hui. Il y en a, ce qui les intéresse, c'est un certain passé, mais pas le présent. Cela dit sans nier les spécificités. " Maurice Rajsfus continue de questionner l'histoire. Passionnément. Depuis 1942. Ses questions peuvent se résumer en une seule : " M'man, p'pa, pourquoi ? " Elle a des tas de réponses. Aucune n'épuise la question.
Jean Morawski
Maurice Rajsfus a publié trois livres : en janvier, dans la collection Que sais-je ? (PUF), la Rafle du Vél' d'Hiv' ; en février, Paris, 1942, chronique d'un survivant (éditions Noesis, collection Moisson rouge), et Opération étoile jaune, suivi de Jeudi noir (éditions du Cherche Midi).
Témoignage publié dans l’Humanité du 16 juillet 2002
10:01 Publié dans L'Humanité, Occupation, Résistance | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : résistance, occupation, rafle, juifs, vel d'hiv | | del.icio.us | Imprimer | | Digg | Facebook |
23/04/2013
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19/04/2013
Madeleine Riffaud : des toits de Paris aux rizières du Vietnam
Résistante, devenue journaliste, la grand reporter de l’Humanité a couvert les guerres coloniales. Poète, écrivain, elle a été la première femme à repousser aussi loin les limites de l’investigation.
Lorsque Madeleine Riffaud devient journaliste, Elsa Triolet lui donne ce conseil : « Pour ce métier, pas besoin d’aller à l’école, mais il faut lire deux textes, Choses vues, de Victor Hugo, et le Nouveau Testament. » C’est la Libération. La fin de la clandestinité est douloureuse pour celle qui se faisait appeler Rainer au sein de la Résistance.
En 1940, l’adolescente, fille unique d’un instituteur revenu amputé de la boucherie de 1914-18, se fait agresser par des soldats allemands. Un soudard aux gestes déplacés l’humilie en public. « C’était la première fois qu’un acte violent était commis sur moi par un soldat ennemi. Je ne l’ai pas admis. » Elle rejoint les FTP et écrit ses premiers poèmes. « En parachutage, on recevait des armes et, sur papier bible, des poèmes d’Éluard. La poésie de cette époque a su se rendre tellement persuasive qu’elle nous poussait en avant. »
Début 1944, elle entre en même temps au Parti communiste et dans la lutte armée. Elle apprend le massacre d’Oradour-sur-Glane, village de sa jeunesse. « Je pensais à cela quand je pédalais dans Paris, aux brûlés vifs que je connaissais. Éluard parlait des “armes de la douleur”. C’était exactement cela. J’ai roulé jusqu’à ce soldat allemand sur le pont de Solferino. J’ai voulu qu’il me regarde. Il a tourné son visage vers moi. À ce moment-là, je lui ai tiré deux balles dans la tempe gauche. » Le 23 juillet, ce visage d’ange qui n’a pas encore vingt ans exécute un officier SS en plein Paris.
Un milicien la rattrape et la livre inconsciente à la Gestapo. Elle se réveille rue des Saussaies. « Un endroit dont on ne peut pas parler tranquillement », confie-t-elle encore aujourd’hui, et qui décidera du reste de son existence. Privée de sommeil, soumise à des décharges électriques, elle assiste aux tortures de ses camarades. Elle est promise au poteau, puis à la déportation, avant d’être libérée in extremis grâce à un échange d’otages. Sitôt libérée, elle participe à la libération de Paris.
Loin des clichés sur l’euphorie de la liberté retrouvée, la sortie de la clandestinité s’avère douloureuse pour Madeleine Riffaud. Les souvenirs des geôles nazies la hantent. « Après ça, j’ai essayé de vivre comme tout le monde mais je n’ai pas pu », confie-t-elle au réalisateur Philippe Rostan, dans le documentaire qu’il lui a consacré en 2010. Durant ces mois difficiles, elle comprend que seules l’intéressent désormais « les situations limites et l’extrême danger ». Jusqu’à ce jour où on la présente à un certain Paul Éluard. « Il m’a soulevé le menton et m’a dit : “Tu veux bien me regarder ?” Ce qu’il a vu dans mes yeux, c’était une détresse sans borne. Il m’a tendu une carte de visite.
Ma vie en a été changée. » Pour son premier recueil de poèmes, le Poing fermé, Picasso lui tire le portrait pour la couverture du livre. On lui suggère le journalisme, elle y voit l’occasion de partir au bout du monde. C’est lui qui vient à elle pour la conférence de Fontainebleau, en 1946. On la présente à Hô Chi Minh.
C’est le début d’une longue histoire avec le Vietnam. Et l’Oncle Hô de lui dire : « Si tu viens dans mon pays, je te recevrai comme ma fille. » Ce qu’il fera. Devenue grand reporter pour l’Humanité, après avoir travaillé à la Vie ouvrière et Ce soir, elle couvre la fin de la guerre d’Indochine, puis du Vietnam. Elle est la première à dénoncer, dès 1955, un an après leur signature, la violation des accords de Genève par les États-Unis.
Car, à partir de 1964, Madeleine Riffaud devient Chi Tam, la 8e sœur. Elle est l’une des rares occidentales à être acceptée dans les maquis viêt-cong, et devient une combattante à part entière de la résistance vietnamienne. « Ce que j’ai vu au Sud-Vietnam » affiche la une de l’Humanité en novembre 1970, dont le reportage révèle au monde l’horreur de la répression. « Con Son, Tan Hiep, Thu Duc, Chi Hoa… Il nous faut retenir ces noms car, jadis, pour les résistants victimes des nazis, l’enfer a duré cinq ans. Or au Sud-Vietnam, le même enfer dure depuis quinze ans », écrit-elle en 1972, au cœur d’un papier qui dénonce les atrocités commises par l’administration américaine. « Voilà la démocratie de Nixon, conclut-elle. Voilà la paix que les vaincus, en s’en allant, voudraient accorder à des hommes, des femmes estropiés à vie par les tortures sans fin… » Et elle sait de quoi elle parle : « Le drame est d’être passée de la Résistance aux guerres coloniales.
J’ai été correspondante de guerre pour dire mon horreur des conflits. » « On disait des Viêt-cong : ce sont des hommes sans visage. » Ces combattants de l’ombre retrouvent le sourire devant l’objectif de Madeleine Riffaud, qui s’attache à leur redonner une identité. Dans ces déluges de violences qu’elle décrit, la poésie n’est jamais loin, derrière une description des rizières vietnamiennes ou des images de typhons, autant de métaphores de la mort, omniprésente. La couverture de la guerre d’Algérie la ramène rue des Saussaies, où la police française torture les militants du FLN, là même où elle a connu l’enfer.
Le 7 mars 1961, l’Humanité sort avec une page blanche, marquée en son centre de ce seul mot : « Censuré ». À l’origine de la saisie, un article de Madeleine Riffaud sur les tortures pratiquées à Paris, qui déclenche la fureur du préfet de police, Maurice Papon, qui porte plainte en diffamation et demande des dommages et intérêts. Elle réchappe de peu à un attentat de l’OAS et passe plusieurs mois à l’hôpital.
En 1973, Madeleine Riffaud emprunte une nouvelle identité et repousse toujours plus loin les limites de l’investigation. Elle devient Marthe, se fait embaucher dans un hôpital parisien comme aide-soignante. Elle récure les sols, prodigue les soins aux patients, veille la nuit des mourants anonymes.
De cette expérience, elle en tire un récit lucide et tendre sur l’univers hospitalier, les Linges de la nuit, sur ce qui se joue sous les draps blancs, quand l’imminence de la mort rebat les cartes des rapports humains. Car comme le disait d’elle Jean Marcenac, « Madeleine Riffaud est un poète qui a pris résolument le parti de s’exprimer par le journal… Elle a toute seule créé ce qu’il faut bien nommer un genre et, finalement, elle a parfaitement réussi ».
Article publié par l'Humanité dans la série : des journalistes et des combats
19:24 Publié dans Biographie, L'Humanité, Résistance | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : madeleine riffaud, journaliste, résistance | | del.icio.us | Imprimer | | Digg | Facebook |