23/09/2015
LA CGT A 120 ANS
Michel Dreyfus : "La CGT, un syndicat de combat, qui se construit contre l'État"
La CGT naît en 1895. Quel est alors le contexte ?
Michel Dreyfus : La France est encore un pays en majorité rurale, et donc proche sur certains points de l’Ancien Régime. Le basculement, c’est-àdire le moment où les ouvriers seront en majorité dans la population française, aura lieu en 1930. Ensuite, la France, comme la majorité des pays d’Europe, connaît un développement industriel qui débute dans les années 1820-1830, suivi d’une seconde vague en 1880-1890 ; ce développement se fait à un rythme assez nonchalant.
Troisième point, comme souvent dans notre pays, il faut partir de la grande Révolution. Au nom de la liberté d’entreprendre et dans un contexte très différent de celui d’aujourd’hui, toutes les formes d’association, rudimentaires, que s’était données depuis le Moyen Âge le monde du travail, en particulier le compagnonnage, ont été détruites par un acte législatif essentiel, la loi Le Chapelier (14 juin 1791).
Ce texte, défini par Jean Jaurès comme « la loi terrible contre les travailleurs », leur interdit toute organisation pendant près d’un siècle. Dès lors, de nombreux mouvements sociaux seront durement réprimés, notamment la révolte des Canuts (1831), les journées de juin 1848 à Paris et la Commune (1871). La légalisation des syndicats est réalisée en 1884, peu avant la création de la CGT. Une anecdote est révélatrice de l’état d’esprit de l’époque. Les premières organisations syndicales ont commencé à se former vers les années 1880. Pourtant, et contrairement à ce que l’on pourrait croire, la création de syndicats décroît d’abord après 1884 : les ouvriers n’y voient qu’une nouvelle forme répressive de l’État. On comprend mieux dans ces conditions que la CGT se construise d’abord contre l’État : ce passé d’affrontement est très lourd. L’idée que l’État puisse alors mener une politique réformiste est peu imaginable.
La CGT est créée en 1895, à partir de ses deux composantes, la Fédération nationale des syndicats et la Fédération nationale des bourses du travail, constituées quelques années plus tôt. Cela se situe au moment où l’État commence à intervenir dans le social et à construire, très lentement, le droit au travail. Mais les militants ont tellement subi la répression qu’ils ont beaucoup de mal à se faire à l’idée que l’État puisse mettre en place un certain nombre d’améliorations. Jusqu’à la Grande Guerre, l’idée qu’il puisse y avoir aussi un réformisme d’État passe peu chez les militants. La méfiance envers l’État et le patronat engendrée par les répressions du mouvement social au XIXe siècle est à l’origine de la culture d’affrontement qui s’installe pour longtemps au sein de la CGT.
Dans les autres pays européens, les syndicats ont une autre physionomie ?
Michel Dreyfus : Oui, l’histoire est complètement différente dans ces pays. À cela un ensemble de raisons. La France est un pays centralisé depuis le Moyen Âge alors que l’Allemagne a réalisé son unité en 1871 ; le patronat, souvent protestant, y a un rapport complètement différent à ses ouvriers. En Angleterre, le mouvement syndical est beaucoup plus proche du Parti travailliste, etc. Ce qui différencie la CGT des syndicats européens, c’est qu’elle est bien plus un syndicat de combat – lutte de classes, revendications, grèves, manifestations… – qu’un syndicat de services. Par ailleurs, il existe en France la CGT, la SFIO (créée en 1905), les coopératives et les mutuelles ; toutes ces organisations sont séparées. En Belgique au contraire, elles arrivent à cohabiter au sein d’une même structure, le Parti ouvrier belge, créé en 1885, peu avant la CGT. En France, le PS aura longtemps, jusqu’à aujourd’hui, un rapport difficile avec le monde du travail en raison de cette séparation.
À ses débuts, le syndicat est dominé par le courant dit du « syndicalisme révolutionnaire ». Comment le définir ?
Michel Dreyfus : Ce courant, qui est dominant à la CGT de 1906 à 1914, dénonce la société capitaliste, qu’il trouve injuste. Il faut donc l’abattre, par la grève générale : c’est la CGT qui le fera ; mais surtout pas les partis politiques. La CGT se proclame complètement indépendante des partis politiques par le biais de la charte d’Amiens (1906), texte fondamental dans l’histoire du syndicalisme français. Le changement est absolu en 1914.
La CGT, qui, comme le Parti socialiste, avait cru que la guerre pourrait être empêchée par la grève générale, vire à 180 degrés et adhère à l’Union sacrée. On passe très vite d’une CGT qui voulait détruire l’État à une CGT qui négocie avec lui. La prolongation de la guerre aura deux conséquences. Tout d’abord, les Français sont de plus en épuisés par le conflit ; d’autre part, la Révolution russe éclate en 1917. Aussi, la CGT se divise en deux courants. Le premier continue à soutenir la guerre, alors que le second prend de plus en plus ses distances, tout en soutenant la Révolution russe. Quelques années plus tard, en 1921, à l’issue d’une grande grève des cheminots et à la suite d’une scission, existent deux organisations, la CGT confédérée et la CGTU (unitaire).
Vous avez souligné l’importance de la charte d’Amiens. Quelle est sa portée réelle ?
Michel Dreyfus : Elle est très forte sur le plan symbolique : la CGT comme FO depuis 1947 se réclament de la charte d’Amiens. L’indépendance syndicale est un leitmotiv dans toute leur histoire. Pourtant, la réalité est plus complexe. Depuis la Grande Guerre jusqu’à la Libération, la CGT est surdéterminée par les luttes politiques entre les confédérés, proches des socialistes, et les unitaires, qui rassemblent les communistes et ceux qui en sont proches : cette division court toute la période, que l’on ait affaire à deux organisations ou à une seule réunifiée.
En 1946, les unitaires l’emportent à 80 % au sein de la CGT ; depuis, ils ont dominé le syndicat durant longtemps. L’indépendance syndicale a eu ses limites en raison de l’influence extrêmement forte du PCF. Toutefois, on ne peut mettre sur le même plan un parti et un syndicat. Plusieurs épisodes de l’histoire de la CGT montrent, même quand le PC a la main sur l’organisation, des formes d’indépendance. Ainsi, Benoît Frachon, secrétaire général de la CGT et haut responsable du PC, quand il a une politique sectaire, notamment en 1952. Dans un contexte différent, Georges Séguy a essayé de préserver la CGT après la rupture de l’union de la gauche en 1977.
Les communistes, historiquement, ne sont pas seuls au sein de la CGT…
Michel Dreyfus : Oui. On s’est polarisé sur la CGT et le PC. Mais l’histoire de la CGT est aussi très liée à celle de la SFIO, depuis 1914 jusqu’en 1947. Les confédérés sont proches de la SFIO mais pèsent beaucoup moins au sein de la CGT à partir du Front populaire. Leur dirigeant, Léon Jouhaux, se présente comme socialiste d’esprit, socialiste de conception mais non comme socialiste de parti. FO est créée en 1947 et s’éloigne peu à peu, de façon lente et discrète, de la SFIO.
L’histoire de ce syndicalisme « de combat » se conjugue avec celle des grandes grèves…
Michel Dreyfus : C’est une particularité française. Une première grève nationale pour la journée de huit heures a eu lieu en 1906, suivie de grandes grèves en 1920, 1936, 1947, 1968 et 1995. Mais elles présentent de grandes différences. Ainsi, 1936 est la seule grève qui survient après la victoire politique de la gauche et qui représente une victoire syndicale, avec ces trois conquêtes : congés payés, quarante heures et conventions collectives.
La culture historique de l’affrontement, de la contestation, finit par s’articuler avec un rôle de négociation une prise de responsabilité dans la gestion. Comment y vient-on ?
Michel Dreyfus : La primauté va à la négociation pour les confédérés, depuis 1914. Les unitaires connaissent au contraire des changements. Ils sont opposés aux nationalisations jusqu’en 1936, puis ils les soutiennent.
Autre exemple : la Sécurité sociale a été fondée à la Libération, mais à la suite de réformes antérieures, notamment la loi sur les assurances sociales, en 1930. Les unitaires l’avaient d’abord combattu avant de l’admettre en 1936. Benoît Frachon explique alors que le syndicat ne doit pas s’occuper du travailleur uniquement dans l’usine, mais dans toute son existence : il doit donc s’investir dans la culture, les loisirs, la santé, etc. Le mouvement syndical n’a pas eu beaucoup de temps pour le faire, car la guerre est vite arrivée. Mais ces idées sont reprises à la Libération. Dès lors, les unitaires soutiennent les nationalisations, la Sécurité sociale et les comités d’entreprise. Depuis cette période, la CGT mène les deux de pair, ce qui n’est pas facile. Ainsi, la CGT s’est demandé au départ devant les comités d’entreprise : « Faut-il y aller ou non ? N’allons-nous pas devenir des porte-serviettes ? » Benoît Frachon, Marcel Paul, d’autres interviennent pour dire qu’il faut investir ce terrain, sans négliger pour autant le reste de l’action syndicale.
Qu’en est-il du « syndicalisme de masse », dont se revendique la CGT ?
Michel Dreyfus : Le taux moyen de syndicalisation en 1914 en France était de 7 à 8 %. La CGT regroupait au mieux 450 000 adhérents. Ce taux est à peu près le même aujourd’hui, non sans de fortes différences entre public et privé. En un siècle, il a énormément varié. Les meilleurs moments sont ceux du Front populaire et de la Libération, où la CGT a 4 millions d’adhérents environ, et, dans une moindre mesure, les années postérieures à 1968, où elle réunit 2,3 millions d’adhérents.
Vous situez le début d’un cycle d’affaiblissement de la CGT à la fin des Trente Glorieuses. Quels en sont les principaux facteurs ?
Michel Dreyfus : Cet affaiblissement touche tous les syndicats. Tous sont affectés par les changements de l’organisation du travail. Elle reposait sur de gros bastions ouvriers, ce qui, depuis les années 1920-1930, facilitait relativement l’implantation du syndicalisme. Depuis, le travail est beaucoup plus morcelé, ce qui rend les choses plus difficiles. En effet, ces bastions ouvriers ont considérablement décliné depuis le début des années 1980.
L’implosion du camp socialiste en 1989-1991 a également joué, mais beaucoup plus pour le PC que pour la CGT. Enfin, alors qu’il a existé depuis la Libération un secteur public nationalisé et puissant, de grandes structures où le syndicalisme était possible, on a beaucoup libéralisé ces dernières décennies : ces privatisations émiettent encore davantage le travail et compliquent la tâche du syndicalisme. Elles vont de pair avec la remise en cause du droit du travail, le poids du chômage et la montée du travail précaire sous de très nombreuses formes.
(1) Auteur notamment d’Histoire de la CGT (Éditions Complexe, 1995), l’Antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe. 1830-2009 (Éd. La Découverte, 2009), Financer les utopies : une histoire du Crédit coopératif, 1893-2013 (Éditions Actes Sud, 2013).
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30/08/2015
Allemagne. Les valeurs « classe » d’Anja, la conductrice de locomotive
Munich (Allemagne), envoyé spécial. Ce 1er juillet, c’était champagne pour Anja Schubert et ses amis du Syndicat des conducteurs de locomotive (GDL). Après 9 grèves, plus d’un an de lutte, une longue médiation, la jeune femme et ses collègues venaient de remporter un succès historique au sein de la Deutsche Bahn, la société publique des chemins de fer allemands. Le nouvel accord tarifaire qui venait d’être signé prévoit une augmentation des salaires de 5,1 % répartie sur deux ans, quelque 400 nouvelles embauches et une future réduction du temps de travail (voir encadré).
« La solidarité, c’est notre seule force »
Comme un pied de nez aux clichés hérités d’une époque pas si éloignée, associant la profession à des figures masculines et plutôt costaudes, Anja Schubert (26 ans) promène tranquillement sa silhouette gracile à la gare de l’Est de Munich ou dans la cabine de la locomotive de son S-Bahn (l’équivalent de nos RER). Joli minois, piercing sur la lèvre inférieure, elle explique comme une évidence pourquoi elle s’est impliquée avec tant d’énergie dès la première heure dans le mouvement. « La solidarité, dit-elle, c’est notre seule force. »
La partie n’était pas gagnée d’avance. Anja et ses collègues mettaient en cause une gestion du service public alignée sur les critères du privé et défendaient une conception du syndicalisme qui bouleversait une culture consensuelle pesante. Les médias ont cloué les grévistes au pilori. Le dirigeant de GDL, Claus Weselsky, est devenu une sorte d’ennemi public numéro un, « Der Bahnsinnige » (le Dément du rail), selon la délicate apostrophe du quotidien Bild. Anja sourit : « Il ne fallait pas se démonter, rester tranquille, bien expliquer les raisons de notre démarche. » Et elle ajoute après un temps de réflexion : « Ce fut parfois difficile mais les usagers n’ont pas répercuté sur nous les appels à la haine d’une certaine presse. »
Anja aime son métier. Elle l’exerce depuis trois ans après avoir suivi une formation en interne. « J’y vais avec plaisir », dit-elle. Rien à voir avec ce travail auquel elle était affectée auparavant avec une équipe de gardiennage. Car Anja est entrée à la Deutsche Bahn par la toute petite porte. Issue d’un milieu modeste, elle fut, de façon classique dans le système scolaire allemand ultrasélectif, orientée dès son plus jeune âge – alors qu’elle fréquentait l’équivalent de la 6e française – vers la Realschule, une filière courte. Le diplôme de « maturité moyenne » (mittlere Reife, plus ou moins équivalent du BEPC) ne lui ouvrait pas d’autres perspectives que des boulots peu qualifiés et mal payés. « C’était l’enfer. Je déprimais.
Je ne supportais plus l’ambiance au travail. La confrontation avec les gens était parfois violente. » Pour en sortir, Anja s’est impliquée de toutes ses forces pour décrocher son aptitude à conduire une locomotive. « Un vrai soulagement. Une autre vie s’ouvrait », se souvient-elle, et elle ne peut s’empêcher de laisser percer dans sa voix la trace de l’émotion laissée par cette première victoire. Sur elle-même, celle-là.
En évoluant dans l’entreprise, Anja fut confrontée en deux temps trois mouvements au choc des cultures syndicales. Entre la tradition consensuelle d’EVG, l’organisation dominante chez les cheminots, et celle bien plus combative de GDL, son choix est vite fait. « Au départ, j’avais adhéré à l’EVG comme si cela allait de soi. Mais très vite j’ai compris où se situaient ceux qui avaient vraiment le souci de la défense des intérêts des salariés. »
Anja travaille aujourd’hui à tour de rôle sur 7 des lignes principales du S-Bahn de Munich. En « heures de pointe », elle démarre son service à 6 heures, reste aux commandes de son train jusqu’à 9 heures 30 avant de reprendre dans l’après-midi de 2 heures et demie à 8 heures. « J’aime plutôt ce mode de fonctionnement-là, dit-elle, même si cela demande une grande vigilance à cause de l’affluence sur les quais. » D’autres services, l’après-midi jusque tard dans la nuit ou toute la journée, sont plus fatigants, plus stressants, « car ils mêlent des périodes d’intensité très différentes », décrit Anja.
La volonté de comprimer la masse salariale afin de mettre le service public en conformité avec les critères de rentabilité du privé a débouché sur des manques d’effectifs considérables à la Deutsche Bahn et poussé l’organisation du travail vers des limites extrêmes.
Le surmenage qui en résulte, via un recours intensif à des heures supplémentaires jamais reconnues en tant que telles, a constitué l’un des ressorts clés du conflit. « Quand on est obligé de se taper près de 12 heures aux manettes, pointe Anja, c’est épuisant et en fin de service on sent bien que nous ne pouvons plus être vraiment garants à 100 % de la sécurité des gens que nous transportons. » Du coup les embauches arrachées par la lutte constituent un des aspects les plus précieux de la victoire remportée sur les rails.
La solidarité, le souci de la sécurité et de la qualité du service public, Anja les énumère avec sa force tranquille toujours. Et toujours comme autant d’évidences. Mais elle ajoute, cette fois un brin d’insolence dans le ton avant qu’on se quitte : « C’est cela nos valeurs, Klasse (“c’est classe”) non ? »
La victoire du syndicat GDL des conducteurs de locomotive Après un mouvement entamé plus d’un an auparavant, après neuf grèves fortement suivies et un long processus de médiation, le nouvel accord tarifaire (convention collective) obtenu au 1er juillet dernier par le syndicat GDL prévoit : une hausse des salaires de 5,1 %, répartie sur deux ans. Soit 3,5 % depuis le 1er juillet, et 1,6 % au 1er mai 2016. L’embauche de 300 nouveaux conducteurs de locomotive et de 100 contrôleurs ou autres personnels de bord. Une réduction du temps de travail de 39 à 38 heures, sans perte de salaire, à partir de 2018.
Elles et les combats d'aujourd'huiBruno OdentMardi, 11 Août, 2015
13:03 Publié dans Actualité, International, Société | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : allemagne, chemins de fer, lutte, anja | | del.icio.us | Imprimer | | Digg | Facebook |
12/08/2015
Palestine, les traces de la mémoire
Reportage aout 2014, Rosa Moussaoui pour l'Humanité :
Des militants israéliens œuvrent pour la reconnaissance de la Nakba. Ils perpétuent le souvenir des villages palestiniens détruits en 1948.
Tel-Aviv (Israël), envoyée spéciale. Depuis Shuk Ha’Carmel, vieux marché de Tel-Aviv, le quartier yéménite dégringole en ruelles animées. Sur le seuil des maisonnettes fleuries de bougainvilliers, les vieux juifs orientaux y parlent un hébreu musical, adouci par leur accent arabe. L’offensive militaire à Gaza, si proche, ne semble pas troubler la quiétude de ce quartier populaire.
Au détour d’une allée, surgit la ville nouvelle, avec ses tours de verre tutoyant le ciel. À l’ombre des grues, la spéculation immobilière va bon train, chassant toujours plus loin les habitants les plus modestes. Aux portes de la vieille cité arabe de Jaffa, l’orgueilleuse Tel-Aviv est-elle sortie des sables, bâtie en 1909 par des pionniers sur des terres désertées, comme le proclame le mythe ? Sous la légende, il y a l’histoire, celle de la Nakba, lorsqu’en 1948, les Palestiniens furent chassés de leurs terres après la proclamation de l’État d’Israël.
À Tel-Aviv même, quelques traces témoignent encore de l’existence passée de trois villages palestiniens détruits par les « conquérants ». Il y a plus d’une décennie, Eitan Bronstein est parti à la quête de ces traces ténues, partout en Israël, pour réhabiliter la mémoire de ces villages arabes rayés de la carte par la colonisation. Avec l’association Zochrot (« Elles se souviennent », en hébreu), il milite pour la reconnaissance, en Israël, de la Nakba. « Il fallait retrouver le fil d’une mémoire effacée, raconter l’histoire palestinienne qui est aussi la nôtre », explique-t-il.
Des archives brûlés dès 1948
Là, à la lisière du quartier yéménite, il désigne, au milieu d’un parc, le centre du village de Manshiya, aujourd’hui disparu. Quelques maisons palestiniennes s’élevaient encore là jusque dans les années 1970. Il n’en reste plus qu’une, guettée par les chantiers voisins.
Avec ses poutres apparentes, ses murs ocre et ses balcons ottomans, elle semble surgie d’un autre univers. À quelques pas, la mosquée Hassan Bek de Manshiya se dresse face à la mer. Détruite en 1948, elle a été réhabilitée par la communauté musulmane, qui a tenu à élever encore son minaret. En 2000, lorsque des émeutes ont éclaté dans les villes arabes d’Israël en écho à la seconde Intifada, la mosquée a été attaquée avec des engins incendiaires. Elle est aujourd’hui ceinte d’un muret surmonté de hautes grilles.
Au pied des marches menant à la salle de prière, une plaque d’égouts de la Société des eaux de Palestine témoigne de l’époque du mandat britannique. Plus loin, entre la plage et la route menant à Jaffa, les ruines encore apparentes d’une maison arabe servent de fondations à l’édifice aux vitres noires abritant le « musée des conquérants ». Un panneau, à l’entrée, arbore le symbole de l’Irgoun, milice sioniste née en 1931, dans la Palestine mandataire, d’une scission de la Haganah (l’ancêtre de l’armée israélienne).
En arrière-plan des initiales de cette organisation, une carte du « grand Israël » englobe les territoires palestiniens et même la Jordanie. « Lorsque ces miliciens ont conquis Jaffa en avril 1948, avant la proclamation de l’État d’Israël, leur premier geste fut de brûler les archives, il est donc très difficile de reconstituer l’histoire de ces ruines », explique Eitan Bronstein. Au nord de la ville, dans le quartier de Ramat Aviv, près de l’université, le militant de la mémoire vous guide encore sur les traces d’un autre village disparu, Sheikh Muwannis.
Il déambule entre les immeubles flambant neufs, désignant des lieux invisibles, faisant revivre par la parole le bourg arabe jadis entouré d’orangeraies. Là encore, une maison est restée debout. La bâtisse verte, rénovée dans les années 1990 par un architecte italien, tient aujourd’hui lieu de club universitaire ouvert aux conférences, fêtes et célébrations. C’était la demeure du mokhtar, le chef du village, Ibrahim Abu Kheel. Les polygones étoilés des carreaux au sol et les arcades ouvrant sur le patio ombragé attestent du passé arabe de cette maison au design contemporain. Étudiants et professeurs ont mené une lutte résolue pour faire apposer une plaque rappelant le passé palestinien de la Maison verte. Las, ils se sont heurtés, jusqu’ici, à l’intransigeance du président de l’université.
De l’autre côté de la route, un terrain vague envahi de broussailles traîne sa désolation jusqu’au pied de l’immeuble blanc où est sis le siège du Shin Bet, les services israéliens. Ici et là, d’imposantes pierres tombales émergent des buissons d’épineux. C’est le cimetière de Sheikh Muwannis. Les curieux, vite repérés par les caméras de vidéosurveillance, sont aussitôt rappelés à l’ordre par des hommes en uniforme. Même ceux dont les aïeux reposent ici n’ont pas le droit de venir s’incliner sur leurs tombes. Rien ne signale ce lieu aux frontières floues, voué à l’oubli.
À Manshiya, à Sheikh Muwannis et partout en Israël, les militants de Zochrot ont entrepris un patient travail d’exhumation, localisant les villages palestiniens détruits, plaidant pour la préservation et la signalisation de leurs vestiges, insistant sur la portée politique et symbolique qu’aurait la reconnaissance du droit au retour des réfugiés. « C’est une démarche provocatrice, nous touchons à un tabou, à quelque chose de très sensible dans la constitution de l’identité d’Israël comme “État juif”, admet Eitan Bronstein. La réécriture de l’histoire a effacé la Nakba des imaginaires et des représentations. » Lui tient à retrouver, pour les faire connaître, « les signes manquants » d’une mémoire collective amputée.
19:07 Publié dans Deuxième guerre mondiale, International, L'Humanité, Société | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : palestine, israël, mémoire | | del.icio.us | Imprimer | | Digg | Facebook |