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28/01/2018

Vu du Moyen Âge : Pierre de Jean Olivi ou l’art de faire ruisseler les riches

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Les riches seraient-ils la clef de la prospérité de la société ? Parmi les premiers à se pencher sur la question, on trouve ceux-là même qui promouvaient une vie de pauvreté : les Franciscains. En partenariat avec The Conversation.

Par Catherine Kikuchi, postdoctoral research fellow à l'Ecole française de Rome. Article à lire sur le site The Conversation

On parle beaucoup aujourd’hui de la « théorie du ruissellement » : l’idée selon laquelle les revenus des plus riches rejailliraient sur l’ensemble de la société. Même sans se référer directement à cette croyance économique, les politiques menées par le gouvernement actuel visent d’une manière ou d’une autre à offrir aux plus riches des réductions de charges, dans l’espoir que cela entraîne un regain de l’activité économique et donc plus d’emploi et plus de pouvoir d’achat pour tout le monde. Les riches seraient-ils la clef de la prospérité de la société ?

On connaît cette phrase du Christ citée dans la Bible : « Il est plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux ». L’Église chrétienne a en effet une aversion originelle pour l’argent : toute activité économique un peu trop prospère est douteuse et suspecte. C’est en tout cas ce que le Décret de Gratien, compilation du droit de l’Église au XIIe siècle semble laisser entendre : « Un marchand ne peut jamais ou presque jamais plaire à Dieu ». Les patrons du CAC 40 n’ont qu’à bien se tenir.

Pourtant, les derniers siècles du Moyen Âge connaissent une expansion commerciale extraordinaire. Les villes d’Europe occidentale prospèrent grâce au commerce international. Les figures de grands banquiers et de grands marchands traversant le monde connu sont indissociables des derniers siècles du Moyen Âge : de Marco Polo à la fin du XIIIe siècle aux Médicis qui prennent le pouvoir à Florence au XVe siècle, le commerce, l’argent et le profit sont les moteurs de nombreux changements.

Est-ce à dire que tous ces acteurs du commerce sont des parias de l’Église ? Qu’ils se flagellent tous les soirs pour pouvoir faire des affaires fructueuses le lendemain ? C’est un peu plus compliqué que ça…

Un marchand chrétien

Les théologiens et les juristes sont des hommes de leur temps. Il n’était pas envisageable qu’ils restent fixés sur une doctrine rigide faisant des marchands des personnes hors la loi alors même que la société connaissait tant de transformations. Parmi les premiers à se pencher sérieusement sur la question, on trouve ceux-là même qui promouvaient une vie de pauvreté : les Franciscains.

Pierre de Jean Olivi (v. 1248-1296) est un frère mendiant qui souhaite que l’ordre retourne à la pauvreté de ses origines. Pourtant, il est l’un des premiers à affirmer l’utilité du marchand dans la société. Le marchand chrétien ou mercator christianus est celui qui exerce son commerce au service du bien commun. Il a une vraie utilité sociale et grâce à lui, la communauté peut prospérer. Certes, le marchand ne crée rien de ses mains, mais par ses connaissances techniques et son activité, il donne accès à des biens qui doivent être vendus à un juste prix.

À sa suite, nombreux sont les théologiens qui vont réfléchir à l’éthique de vie du marchand dans la société. Tous s’accordent sur le fait que son activité est nécessaire, du moment qu’elle s’exerce dans des bornes raisonnables.

Qu’est-ce qu’un juste profit ?

Ces bornes raisonnables de l’activité économique déterminent le juste profit. Il est normal et même souhaitable qu’un marchand tire sa subsistance de son activité ; il est juste qu’il ait la possibilité de s’enrichir par son commerce. Il prend des risques pour l’achat, le transport et la vente des marchandises. Il a besoin d’acquérir des connaissances fines du marché et des produits. Il exerce un travail qui mérite rémunération. Les bénéfices qu’il tire d’une transaction sont donc légitimes.

Pour autant, ce profit ne doit pas être excessif. Le marchand doit faire attention à évaluer aussi honnêtement que possible le prix des marchandises et donc la valeur de son propre travail. Certains auteurs insistent sur le marché, élaborant une pensée économique de l’offre et de la demande inspirée d’Aristote. D’autres mettent en avant l’éthique du marchand et la retenue qui doit le caractériser : sa recherche de la richesse doit être modérée.

La cupidité, péché capital dans la religion chrétienne, représente au contraire la poursuite immodérée de plus en plus de gains afin de garder la richesse pour soi : elle doit être évitée à tout prix. Mais les prescriptions ne s’arrêtent pas là. Une fois que le marchand a gagné de l’argent et qu’il prospère grâce à ses transactions, il doit mettre sa fortune au service de la communauté et utiliser le surplus dans des aumônes et autres œuvres pieuses.

Les théologiens et les juristes qui ont élaboré ces réflexions ne cherchaient pas seulement à justifier un état de fait. Ils menaient au contraire une véritable réflexion de fond sur la société et son fonctionnement, sur la naissance des marchés économiques et la manière de promouvoir une éthique qui lui soit associée.

Au-delà des cercles universitaires, ces théories sont réutilisées par les classes marchandes et patriciennes en Italie, dans les Pays-Bas : elles leur permettent de présenter leur domination économique sous le meilleur jour. Mais quel que soit le contexte, il ne s’agit jamais d’un chèque en blanc : le marchand doit justifier son profit par son utilité et se mettre au service de la communauté. L’ont-ils fait dans la réalité ? Modérément… Mais aux yeux de beaucoup, ils étaient tenus par un contrat moral envers la société, qu’ils devaient honorer.

Théorie du ruissellement ou absence de réflexion sur le profit ?

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On entend beaucoup de justifications sur les allègements de charges et de taxes pour les plus riches ces derniers temps. L’impact positif des réductions d’impôt et de charges sur les plus riches est supposé agir sur le reste de la société par opération du Saint-Esprit – ou du libre marché, c’est selon. Il n’y a aucune obligation attachée. Que les riches deviennent plus riches : leur richesse bénéficiera ultimement aux plus pauvres. Mais comment ? La croyance en l’efficacité automatique de ces mesures empêche de réfléchir sérieusement à ce qui justifie le profit et à la manière dont les plus riches sont tenus de rendre à la société. Au contraire, en réduisant la progressivité des impôts et des taxes, on sape l’une de leurs plus importantes obligations : payer plus d’impôts, qui sont utilisés pour le bien de la communauté.

Dans Le Capital au XXIe siècle, Thomas Piketty souligne l’augmentation des inégalités de patrimoine ces dernières années ; si elles ont légèrement baissé en France entre 2010 et 2015, elles restent faramineuses. Le FMI lui-même s’inquiète de l’augmentation de ces inégalités dans les pays avancés. Il souligne que la progressivité de l’impôt sur les revenus élevés ou encore la taxation du patrimoine et du capital n’ont pas d’effet négatif sur la croissance ; les mesures contraires creusent les inégalités dans la population. Un impact positif de la richesse des uns ne peut se faire sentir que par une volonté collective de réduction des inégalités. Et en particulier, l’État peut permettre que le contrat social qui lie les plus riches à la communauté soit respecté…

L’éthique de Pierre de Jean Olivi semble bien loin. Il n’était pas question pour lui de mettre en place des mesures coercitives et des politiques publiques pour s’assurer du respect du contrat par les marchands de son temps : la crainte de Dieu devait être suffisante. Mais la question qu’il pose sur le juste profit est encore d’actualité. Il nous faut aujourd’hui nous demander jusqu’à quand les richesses accumulées se justifient et comment elles peuvent servir au bien commun. Et sans attendre que les riches fassent l’aumône aux pauvres d’eux-mêmes, mettre en place une société où cette réflexion puisse se traduire par une vraie redistribution.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

18:10 Publié dans Moyen âge, Politique, Société | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : moyen âge, riches, ruissellement | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook |

22/09/2017

Macron veut mettre l’histoire au pas du roi

Grégory Marin, L'Humanité

macronbern.jpgLa nomination de Stéphane Bern pour « sauver le patrimoine en péril » et la leçon d’histoire erronée de Macron sur l’édit de Villers-Cotterêts suscitent la colère des historiens.

Emmanuel Macron n’a décidément pas de chance avec les ordonnances. Lors d’un déplacement au château de Monte-Cristo, au Port-Marly (Yvelines), à l’occasion des Journées du patrimoine, il a défendu celle de Villers-Cotterêts, signée en 1539 par François Ier, affirmant devant des élèves de CM2 que cet « acte fondateur de notre identité » avait obligé ses sujets à abandonner les langues régionales au profit du seul français. Une instrumentalisation de l’histoire aussitôt épinglée par de nombreux historiens.

Le président partage avec Stéphane Bern une admiration pour la royauté

C’est le présentateur de télévision Stéphane Bern, ami du chef de l’État récemment nommé par lui « Monsieur Patrimoine », qui l’a lancé, estimant que le texte a « fait du français la langue officielle ». Le président, qui partage avec lui une admiration pour la royauté, a alors complété : « On est tous français alors qu’on parlait tous des patois un peu différents. Et notre pays, il s’est fait par la langue », a-t-il expliqué aux enfants. « Parce qu’à ce moment-là dans son château, le roi a décidé que tous ceux qui vivaient dans son royaume devaient parler français. »

Première à s’émouvoir de cette fraude, l’historienne Mathilde Larrère, l’une des « détricoteuses » de contre-vérités historiques pour Arrêts sur images, ironise sur le « vive le roi » du chef de l’État et sa « mésinterprétation » « Rien à voir avec une lutte contre le patois », explique-t-elle sur le site d’Arrêts sur images. « L’édit (autre nom de l’ordonnance que Macron n’utilise pas, pour des raisons conjoncturelles que l’on comprendra – Ndlr), c’est surtout une étape dans l’imposition du pouvoir royal. »

En fait « l’édit royal » n’attaque pas les langues régionales, mais consacre dans son article 111 « le langage maternel françoys » comme référence pour les actes juridiques. Comme les textes de 1490 sous Charles VIII, qui parlent de « langage français ou maternel » ou celui de 1510 sous Louis XII qui demande que les procès se déroulent en « vulgaire et langage du pais ». Il s’agit essentiellement de faire du français la « langue du droit », afin de permettre à la population de comprendre la justice, rendue jusque-là… en latin. Car réduire son utilisation était aussi une manière de réduire l’influence de l’église, ce que n’évoquent ni Stéphane Bern ni Emmanuel Macron.

Détournement de l’histoire et attachement au pouvoir central

« Ce que vous tentez d’attribuer à François  Ier… c’est la Révolution qui l’impose », poursuit Mathilde Larrère. Car avec cette sortie pour le moins malvenue, les deux complices en détournement attribuent en effet au roi une volonté de faire peuple commun qui n’a existé qu’avec la Révolution française, œuvre poursuivie par la République qui, après celles de la loi, a unifié les procédures de l’administration et de l’enseignement.

Cette tirade résume à elle seule la « pensée complexe » d’Emmanuel Macron : détournement de l’histoire, attachement au roi et au pouvoir central et dénigrement d’un acquis révolutionnaire. On y lit aussi un mépris pour les patois, alors souvent seule langue parlée par les Français les plus modestes. Or, l’édit ne se limitait pas, ont tranché maints juristes, à la seule langue française, mais, selon plusieurs lectures, étendait sa protection à toutes les langues maternelles du royaume. On comprend qu’outre les historiens, la sortie macro-bernienne de dimanche ait aussi provoqué l’ire des défenseurs du breton, de l’occitan et d’autres « patois » dénigrés par le président de… la République.

13/05/2017

1795, un système du « juste milieu » où il ne faut plus parler de politique est né. En marche arrière vers l’extrême centre

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L'Humanité, Pierre Serna Historien, directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution française, université Paris-I

Un ami démocrate tunisien qui en a vu d’autres me disait hier : « La France était au bord du gouffre, avec le nouveau président elle va faire un grand pas en avant. » J’ai ri… jaune. Puis je lui ai raconté une autre histoire, celle de la France, depuis la suppression de Robespierre jusqu’au putsch militaire de Bonaparte entre 1794 et 1799.

À cette époque, effarés par la place que prennent les forces populaires dans la politisation du pays et leur volonté de démocratisation, les députés dits « modérés », réformateurs, qui veulent arrêter la Révolution, mettent en place une stratégie en trois temps. Première étape : il faut sortir de la violence dite populacière et outrancière comme le disent les gens de bien. Pour cela, il faut stigmatiser et traiter de façon systématique d’« extrémistes qui se touchent » et sont complices, les royalistes et les jacobins, bonnets rouges et bonnets blancs, mis dans le même sac, qui souhaiteraient le chaos pour la France et que refusent les gens modérés, autoproclamés boucliers de la république.

Ces derniers, disqualifiant la saine colère de ceux qui ont faim et qui ont lutté pour fonder la république, désirent désormais une langue politique tournée sur la morale, mais plus de politique… qui divise, selon eux, le pays. Il ne faut parler que des affaires, des réformes, la seule révolution envisageable est économiquement libérale, comme d’autres ne parlent que de révolution…. numérique.

En renvoyant dos à dos, les républicains qui continuent le combat radical de la démocratisation de la vie politique et les contre-révolutionnaires qui détestent l’héritage des Lumières, les prétendus raisonnables bricolent un centre politique, agrégat du ventre mou de la Convention, des conservateurs de tout poil voulant les avantages de leurs propriétés acquises grâce à la Révolution mais point le partage de leurs richesses accumulées rapidement, sans oublier les crypto-monarchistes ralliés à un régime qui se fige dans un ordre sécuritaire par la répression des ouvriers au printemps 1795. Un système qui ne dit pas son nom du « juste milieu » est né. Il ne faut plus parler de politique. D’ailleurs, il n’y a plus de citoyens. Les « honnêtes gens », comme ils s’appellent eux-mêmes, veulent faire disparaître ce terme fort en inventant un mot, les « mitoyens », hommes et femmes au centre, sans idées politiques, tout à leur travail, à leur famille, et à… l’Europe, conçue déjà comme un vaste marché.

Deuxième étape de cette volonté masquée d’un retour en arrière : affaiblir le pouvoir législatif par la construction d’un pouvoir exécutif très fort, hors de toute proportion de ce que peut supporter un régime de libertés. Ce sera dans la constitution de l’an III, l’édification du Directoire et sa capacité à gouverner par des décrets, des textes, formes d’ordonnances et de 49-3 que l’on nous promet désormais.

Dans cette perspective de renforcement du pouvoir exécutif, évidemment la police joue un rôle essentiel. Pour la première fois en France est créé en 1795 un ministère de la police et si les citoyens ont droit à la sécurité – qui l’a jamais remis en cause parmi les démocrates ? –, cette police traque sans relâche les militants de la veille, truffant ses espions partout, n’hésitant pas à monter parfois des pseudo-conspirations pour faire plonger les démocrates dérangeants.

Pendant ce temps, l’armée des jeunes généraux ne cesse de prendre de l’importance dans des opérations extérieures en Italie, en Égypte… Troisième temps : le « girouettisme » des hommes politiques comme mode de recomposition de l’espace politique. La vertu des citoyens et l’invariabilité des principes sont des valeurs quelque peu pénibles et dépassées, au temps du pragmatisme libéral de la nouvelle république de 1795. Il faut oublier et réunir tous les députés peu regardants, les professionnels de la politique, qui, oubliant « leur saine colère » d’avant, se rallient tous azimuts pour se construire un entre-soi, et expliquer que la politique est trop compliquée pour les petites gens. Évidemment si des experts de la société civile veulent apporter leurs compétences pour construire cette république recentrée, ils seront bienvenus.

Premièrement, modération idéologique entre gens bien élevés, et disqualification de la colère contre l’injustice, par le jeu de la moquerie ou du mépris de ceux qui s’expriment simplement et qui sont renvoyés irrévocablement à leur « extrémisme ». Deuxièmement, construction d’un pouvoir exécutif implacable tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, et recherche d’un jeune chef, sans passé et ambitieux pour incarner cette république d’ordre et de vieux conservatisme. Et troisièmement, recomposition du monde politique par arrangement dans un centre qui accueille la gauche molle et fatiguée et la droite timorée et bourgeoise.

Bien sûr, c’est une histoire passée qui commence en 1795 et se termine quatre ans plus tard par le coup d’État militaire de Bonaparte, général félon ayant abandonné son armée en Égypte mais soutenu par toute une bourgeoisie dominante affolée de voir les forces démocratiques se reconstituer. De la vieille histoire… J’ai proposé d’appeler cette période de l’histoire de France celle de la naissance de « l’extrême centre ».

macron,révolution française,centre

C’était en 2005 lorsque le vote démocratique des Français contre la constitution ultralibérale de l’Europe avait été nié par les dominants d’alors. Pourtant, en ce 7 mai 2017, en écoutant le discours du nouveau président, avec son ordre moral de retour, sans évoquer une vraie politique sociale autrement qu’en se fendant d’une phrase sur les « plus démunis », prêchant le ralliement à tout-va, à droite et à gauche, remerciant chaleureusement le président Hollande, responsable de la catastrophe à peine évitée, et déjà annonçant des mesures prises par son gouvernement, mais avec quelle majorité démocratique ?

Mon ami tunisien m’a dit, non sans malaise, que cela ressemblait fortement… à de « l’extrême centre ». Je ne lui ai pas donné tort. Nous n’avons plus ri du tout. Je redoute que ce soit en plus. Une vaste marche… en arrière !

Par Pierre Serna Historien, directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution française, université Paris-IAuteur de la République des girouettes. 1789-1815 et au-delà. Une anomalie politique : la France de l’extrême centre. éditions Champ Vallon, 2005.

retour dans le futur

En 1795, l’assignat s’échange contre du métal à 8 % de la valeur inscrite sur le billet en mars. La récolte médiocre enchérit encore le pain à l’automne. Les thermidoriens prennent des mesures : la vente publique sur le marché est rendue obligatoire (22 juillet).