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01/09/2014

JEAN JAURES : LETTRE AUX ENSEIGNANTS DE FRANCE !

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Jean Jaurès (3 septembre 1859 - 31 juillet 1914) s’est engagé en politique afin de suivre les traces des principes républicains défendus par Jules Ferry. Fervent admirateur et défenseur de l’école publique et de ses « hussards noirs » de la République, il considère l’éducation des citoyens comme le socle de la consolidation républicaine ainsi qu’une valeur essentielle au socialisme. Lui qui fut également professeur rend de nombreux hommages à cette profession – rouage, à ses yeux, d’une société future plus juste et plus égalitaire.

La Dépêche de Toulouse, 15 janvier 1888.

ecole1902.jpgVous tenez en vos mains l'intelligence et l'âme des enfants ; vous êtes responsables de la patrie.

Les enfants qui vous sont confiés n'auront pas seulement à écrire, à déchiffrer une lettre, à lire une enseigne au coin d'une rue, à faire une addition et une multiplication. Ils sont Français et ils doivent connaître la France, sa géographie et son histoire : son corps et son âme. Ils seront citoyens et ils doivent savoir ce qu'est une démocratie libre, quels droits leur confèrent, quels devoirs leur impose la souveraineté de la nation. Enfin ils seront hommes, et il faut qu'ils aient une idée de l'homme, il faut qu'ils sachent quelle est la racine de nos misères : l'égoïsme aux formes multiples ; quel est le principe de notre grandeur : la fermeté unie à la tendresse.

Il faut qu'ils puissent se représenter à grands traits l'espèce humaine domptant peu à peu les brutalités de la nature et les brutalités de l'instinct, et qu'ils démêlent les éléments principaux de cette oeuvre extraordinaire qui s'appelle la civilisation. Il faut leur montrer la grandeur de la pensée ; il faut leur enseigner le respect et le culte de l'âme en éveillant en eux le sentiment de l'infini qui est notre joie, et aussi notre force, car c'est par lui que nous triompherons du mal, de l'obscurité et de la mort.

Eh ! Quoi ? Tout cela à des enfants ! - Oui, tout cela, si vous ne voulez pas fabriquer simplement des machines à épeler... J'entends dire : « À quoi bon exiger tant de l'école ? Est-ce que la vie elle-même n'est pas une grande institutrice ? Est-ce que, par exemple, au contact d'une démocratie ardente, l'enfant devenu adulte, ne comprendra pas de lui-même les idées de travail, d'égalité, de justice, de dignité humaine qui sont la démocratie elle-même ? » - Je le veux bien, quoiqu'il y ait encore dans notre société, qu'on dit agitée, bien des épaisseurs dormantes où croupissent les esprits. Mais autre chose est de faire, tout d'abord, amitié avec la démocratie par l'intelligence ou par la passion. La vie peut mêler, dans l'âme de l'homme, à l'idée de justice tardivement éveillée, une saveur amère d'orgueil blessé ou de misère subie, un ressentiment ou une souffrance. Pourquoi ne pas offrir la justice à nos cœurs tout neufs ? Il faut que toutes nos idées soient comme imprégnées d'enfance, c'est-à-dire de générosité pure et de sérénité.

Comment donnerez-vous à l'école primaire l'éducation si haute que j'ai indiquée ? Il y a deux moyens. Tout d'abord que vous appreniez aux enfants à lire avec une facilité absolue, de telle sorte qu'ils ne puissent plus l'oublier de la vie, et que dans n'importe quel livre leur oeil ne s'arrête à aucun obstacle. Savoir lire vraiment sans hésitation, comme nous lisons vous et moi, c'est la clef de tout....Sachant bien lire, l'écolier, qui est très curieux, aurait bien vite, avec sept ou huit livres choisis, une idée très haute de l'histoire de l'espèce humaine, de la structure du monde, de l'histoire propre de la terre dans le monde, du rôle propre de la France dans l'humanité. Le maître doit intervenir pour aider ce premier travail de l'esprit ; il n'est pas nécessaire qu'il dise beaucoup, qu'il fasse de longues leçons ; il suffit que tous les détails qu'il leur donnera concourent nettement à un tableau d'ensemble.

De ce que l'on sait de l'homme primitif à l'homme d'aujourd'hui, quelle prodigieuse transformation ! Et comme il est aisé à l'instituteur, en quelques traits, de faire, sentir à l'enfant l'effort inouï de la pensée humaine ! Seulement, pour cela, il faut que le maître lui-même soit tout pénétré de ce qu'il enseigne. Il ne faut pas qu'il récite le soir ce qu'il a appris le matin ; il faut, par exemple, qu'il se soit fait en silence une idée claire du ciel, du mouvement des astres ; il faut qu'il se soit émerveillé tout bas de l'esprit humain qui, trompé par les yeux, a pris tout d'abord le ciel pour une voûte solide et basse, puis a deviné l'infini de l'espace et a suivi dans cet infini la route précise des planètes et des soleils ; alors, et alors seulement, lorsque par la lecture solitaire et la méditation, il sera tout plein d'une grande idée et tout éclairé intérieurement, il communiquera sans peine aux enfants, à la première occasion, la lumière et l'émotion de son esprit. Ah ! Sans doute, avec la fatigue écrasante de l'école, il est malaisé de vous ressaisir ; mais il suffit d'une demi-heure par jour pour maintenir la pensée à sa hauteur et pour ne pas verser dans l'ornière du métier. Vous serez plus que payés de votre peine, car vous sentirez la vie de l'intelligence s'éveiller autour de vous.

Il ne faut pas croire que ce soit proportionner l'enseignement aux enfants que de le rapetisser. Les enfants ont une curiosité illimitée, et vous pouvez tout doucement les mener au bout du monde. Il y a un fait que les philosophes expliquent différemment suivant les systèmes, mais qui est indéniable : « Les enfants ont en eux des germes de commencements d'idées. » Voyez avec quelle facilité ils distinguent le bien du mal, touchant ainsi aux deux pôles du monde ; leur âme recèle des trésors à fleur de terre ; il suffit de gratter un peu pour les mettre à jour. Il ne faut donc pas craindre de leur parler avec sérieux, simplicité et grandeur.

Je dis donc aux maîtres pour me résumer : lorsque d'une part vous aurez appris aux enfants à lire à fond, et lorsque, d'autre part, en quelques causeries familières et graves, vous leur aurez parlé des grandes choses qui intéressent la pensée et la conscience humaine, vous aurez fait sans peine en quelques années œuvre complète d'éducateurs. Dans chaque intelligence il y aura un sommet, et, ce jour-là, bien des choses changeront.

10:43 Publié dans Culture, Livre, Sciences, Société | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : école, jean jaurès, enseignants | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook |

18/08/2014

Guerre de 14. Mobilisation générale à l’heure des moissons

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Il y a cent ans, c’était la Guerre de 14, qui a lourdement affecté nos campagnes. La Terre, avec la participation de nombreux lecteurs (qu’ils soient remerciés), lui consacre sa série d’été.

Avant de suivre le parcours de Germain, Renaud, Henri , Pierre, paysans combattants, de leurs animaux, le travail des femmes agricultrices pour nourrir le pays et des femmes ouvrières pour nourrir l’industrie de guerre, des infirmières aussi, un peu d’histoire s’impose.

Si vous consultez n’importe quel dictionnaire, il est écrit qu’à Sarajevo fut assassiné le 28 juin 1914 le prince héritier de l’empire austro-hongrois, François- Ferdinand, par un nationaliste serbe et que ce fut l’origine de la Guerre de 14-18.

L’assassinat d’un prince héritier est donc l’amorce d’une guerre à l’issue de laquelle seront assassinés 9 millions de soldats, tous pays confondus. Sans oublier les civils, les blessés et les mutilés à vie. 1,4 million de soldats français dont plus de 700 000 paysans et ouvriers agricoles mourront pour la France.

Il est aussi un autre attentat qui a permis, disons au nationalisme de prendre les rênes du pouvoir en France, c’est l’assassinat de Jean Jaurès, le leader pacifiste, par un nationaliste.

C’est donc la montée du nationalisme en Europe, alibi de l’impérialisme et de la Finance, qui sert de déclencheur. Pourtant « La paix reste possible » titre l’Humanité (le journal de Jaurès) daté du vendredi 31 juillet 1914. Il rend compte des manifestations contre la guerre qui ont eu lieu la veille, à l’appel de la CGT et de la SFIO.

Jaurès assassiné, tout va très vite : le samedi 1er août 1914 à 4 heures de l’après-midi, l’ordre de mobilisation générale des hommes sous les drapeaux et des réservistes (ceux âgés de 23 à 33 ans) est affiché dans toutes les mairies. L’avis à la population est annoncé non par les gardes champêtres mais par le tocsin.

Dans le même temps il est donné l’ordre de réquisition des chevaux et mulets, auxiliaires de trait importants pour l’agriculture. N’oublions pas que nous sommes en plein travaux des champs. Le lendemain, dimanche 2 août, les mobilisés se mettent en route pour rejoindre leurs régiments. « Ça a débuté comme ça. Moi je n’avais rien demandé… », s’indigne Ferdinand Bardamu (1). Il conclut : « On était faits comme des rats ». Fataliste, le paysan landais de Lagraulet, Germain, se dit que « bien sûr, on partira sans rechigner, pour faire son devoir. »

Le jeu mortel des alliances

Pour l’instant, il ne s’agit pas de défendre la Patrie, mais de porter secours à l’allié russe à qui l’Allemagne a déclaré la guerre. Pourquoi ? Parce que le 28 juillet l’Autriche-Hongrie a déclaré la guerre à la Serbie (l’assassin de François-Ferdinand est un nationaliste serbe) et que cette dernière a fait appel à la Russie, alliée à la France et au Royaume-Uni. Et par le jeu des alliances, le 3 août à 7 heures du soir, la France a reçu la déclaration de guerre de l’Allemagne.

 


 
Crédit:
 

La défense de la Patrie, ce sera le prétexte pour fédérer en une Union sacrée nationalistes chauvins et pacifistes : SFIO (socialistes) et syndicalistes (CGT). Ce sera fait en séance extraordinaire de la chambre des députés, le mardi 4 août. Après un hommage à Jean Jaurès par le président de la chambre des députés (Assemblée nationale actuelle) Paul Deschanel, le président du Conseil (sorte de premier ministre), René Viviani, en appelle avec force trémolos à l’Union sacrée pour « défendre l’honneur du drapeau et le sol de la Patrie ». Il conclut sous les applaudissements unanimes et les « vive la France » : « Elle (la France) sera héroïquement défendue par tous ses fils, dont rien ne brisera devant l’ennemi l’union sacrée… ».

Au nom de l’Union sacrée

Celle-ci permettra à la France de mobiliser plus 4 millions d’hommes du 1er août au 30 septembre 1914 (7,9 millions durant les 4 ans de guerre, dont près de 500 000 hommes des colonies appelés « tirailleurs indigènes » !) L’Union sacrée permettra aussi au président de la République, Raymond Poincaré, de prendre une série de lois et d’arrêtés d’exception, tous datés du 5 août et d’assurer les pleins pouvoirs à son gouvernement : incorporation permanente d’hommes de 17 à 49 ans au fur et à mesure des besoins de la guerre, musèlement des syndicats dont les revendications (salaires, temps et conditions de travail etc.) n’ont aucune légitimité face à la guerre, censure, état d’urgence etc.

Alors l’Union sacrée, « grand mouvement de l’histoire française ou duperie ? » s’interroge Pierre Paraf, cofondateur de l’Arac (2) avec Henri Barbusse et premier président du MRAP. Sa réponse : « Il eut fallu suivre le pacifisme de Jaurès et de Caillaux en doublant cet esprit de négociation d’un armement solide et moderne et ne pas céder à l’automatisme des alliances. » « J’allais défendre la France, pays de la Révolution, la France qui allait imposer la paix… Le train m’emporta… » se justifie Clavel Soldat alias Léon Werth. Voilà comment se déclenche et se légitime la Première Guerre mondiale, qui devait être la « Der des ders ».

La fraternisation de Noël

La guerre, sa promiscuité et ses épisodes sanglants va alors durer jusqu’au 11 novembre 1918. À la Noël 1914, les soldats français ne sont pas à Berlin, 300 000 d’entre eux sont morts, 600 000 sont blessés. La moitié sont paysans. Ils sont dans les tranchées avec leurs alliés Britanniques, face aux Allemands qui n’ont pas pris Paris et ont aussi laissé leurs femmes, leurs mères, leurs soeurs dans les usines et à la ferme. Des frères en somme, qui le 25 décembre 1914 sortiront des tranchées pour fêter Noël ensemble, à Ypres notamment. Ils se rejoueront un France-Allemagne de Centenaire de la Grande Guerre.

Chronologie

  • 28 juin : Assassinat du prince héritier d’Autriche-Hongrie à Sarajevo en Serbie
  • 26 juillet : Arrivée du Tour de France remporté par le Belge Philippe Thys. Henri Pélissier second.
  • 28 juillet : L’Autriche-Hongrie alliée à l’Allemagne déclare la guerre à la Serbie alliée à la Triple entente : Russie, France, Royaume-Uni (Angleterre, Irlande, Ecosse, Pays-de-Galles)
  • 30 juillet : Manifestations contre la guerre à l’appel de la CGT et de la SFIO – Section française de l’internationale ouvrière (socialistes) dont font partie Jean Jaurès, Jules Guesde et Marcel Sembat. Ordre de mobilisation générale en Russie
  • 31 juillet : Assassinat de Jean Jaurès au café Le Croissant, rue Montmartre à Paris, par un militant nationaliste. Jaurès avait prévu un article dans L’Humanité dont il était directeur, relatif à la « Défense nationale » – Ordre de mobilisation général en Autriche-Hongrie
  • 1er août : L’Allemagne déclare la guerre à la Russie qui en appelle à ses alliés la France et le Royaume-Uni - Ordre de mobilisation générale en Allemagne et en France par décret du président de la République, Raymond Poincaré et ordre de réquisition des chevaux, mulets, mules…

Témoignage

Roger Créquigne, fils du meunier d’Oucques (Loir -et -Cher ), Commis crémier chez Bardou à Paris , 25 ans. Mobilisé le 2 août 1914. 352e régiment d’infanterie. Fait prisonnier à la bataille de Bucy-le -long (Ais ne) en janvier 1915. (Extraits de son carnet))

Les vaches meuglent dans les champs en feu

« Dans le train qui nous mène à Langres depuis la gare de Charenton, tout le monde prend ça à la rigolade. Sur les wagons est écrit à la craie : À Berlin ! On arrive à Langres, on reçoit notre équipement et on nous achemine à Humes (Marne) dans le 152e régiment d’infanterie (RI), le temps de former le 352e RI et de filer sur Belfort au secours du 133e RI (guerre des frontières NDLR). Nous entendons le bruit du canon, l’angoisse nous atteint. Les chants d’allégresse du train sont loin. Nous cheminons dans la campagne, il y a eu des victimes par là. Ça sent la charogne et ça nous impressionne. Personne ne rit plus. Finalement on nous dit que nous n’aurons pas à entrer en action. On nous achemine vers Mulhouse puis à nouveau vers Belfort car rien ne s’y passe.

Sur la route nous voyons transporter un artilleur moribond. Un obus a éclaté sous son cheval, il a le ventre ouvert. Il meurt peu de temps après. Plus loin, un fantassin arrive, il se tient les flancs, la bouche pleine d’écume rosée (…) On nous dit de battre en retraite. Les champs sont en feu, des vaches meuglent et ajoutent une note de détresse dans la situation. Il ne reste sur le bataillon dont je fais partie que 200 hommes environ. Les autres qui n’étaient pas « soutiens » d’artillerie comme moi sont restés sur le terrain ou tués ou blessés ou prisonniers. Sur les routes les paysans fuient laissant tout derrière eux (…)

Centenaire de la Grande guerre
Daniel Roucous pour le journal la Terre

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11/08/2014

Palestine, les traces de la mémoire

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Tel-Aviv (Israël), envoyée spéciale.

Depuis Shuk Ha’Carmel, vieux marché de Tel-Aviv, le quartier yéménite dégringole en ruelles animées. Sur le seuil des maisonnettes fleuries de bougainvilliers, les vieux juifs orientaux y parlent un hébreu musical, adouci par leur accent arabe.

L’offensive militaire à Gaza, si proche, ne semble pas troubler la quiétude de ce quartier populaire. Au détour d’une allée, surgit la ville nouvelle, avec ses tours de verre tutoyant le ciel. À l’ombre des grues, la spéculation immobilière va bon train, chassant toujours plus loin les habitants les plus modestes.

Aux portes de la vieille cité arabe de Jaffa, l’orgueilleuse Tel-Aviv est-elle sortie des sables, bâtie en 1909 par des pionniers sur des terres désertées, comme le proclame le mythe ?

Sous la légende, il y a l’histoire, celle de la Nakba, lorsqu’en 1948, les Palestiniens furent chassés de leurs terres après la proclamation de l’État d’Israël.

À Tel-Aviv même, quelques traces témoignent encore de l’existence passée de trois villages palestiniens détruits par les « conquérants ». Il y a plus d’une décennie, Eitan Bronstein est parti à la quête de ces traces ténues, partout en Israël, pour réhabiliter la mémoire de ces villages arabes rayés de la carte par la colonisation.

Avec l’association Zochrot (« Elles se souviennent », en hébreu), il milite pour la reconnaissance, en Israël, de la Nakba. « Il fallait retrouver le fil d’une mémoire effacée, raconter l’histoire palestinienne qui est aussi la nôtre », explique-t-il.

Des archives brûlés dès 1948

Là, à la lisière du quartier yéménite, il désigne, au milieu d’un parc, le centre du village de Manshiya, aujourd’hui disparu. Quelques maisons palestiniennes s’élevaient encore là jusque dans les années 1970. Il n’en reste plus qu’une, guettée par les chantiers voisins.

Avec ses poutres apparentes, ses murs ocre et ses balcons ottomans, elle semble surgie d’un autre univers. À quelques pas, la mosquée Hassan Bek de Manshiya se dresse face à la mer. Détruite en 1948, elle a été réhabilitée par la communauté musulmane, qui a tenu à élever encore son minaret.

En 2000, lorsque des émeutes ont éclaté dans les villes arabes d’Israël en écho à la seconde Intifada, la mosquée a été attaquée avec des engins incendiaires. Elle est aujourd’hui ceinte d’un muret surmonté de hautes grilles. Au pied des marches menant à la salle de prière, une plaque d’égouts de la Société des eaux de Palestine témoigne de l’époque du mandat britannique. Plus loin, entre la plage et la route menant à Jaffa, les ruines encore apparentes d’une maison arabe servent de fondations à l’édifice aux vitres noires abritant le « musée des conquérants ». Un panneau, à l’entrée, arbore le symbole de l’Irgoun, milice sioniste née en 1931, dans la Palestine mandataire, d’une scission de la Haganah (l’ancêtre de l’armée israélienne).

En arrière-plan des initiales de cette organisation, une carte du « grand Israël » englobe les territoires palestiniens et même la Jordanie. « Lorsque ces miliciens ont conquis Jaffa en avril 1948, avant la proclamation de l’État d’Israël, leur premier geste fut de brûler les archives, il est donc très difficile de reconstituer l’histoire de ces ruines », explique Eitan Bronstein. Au nord de la ville, dans le quartier de Ramat Aviv, près de l’université, le militant de la mémoire vous guide encore sur les traces d’un autre village disparu, Sheikh Muwannis. Il déambule entre les immeubles flambant neufs, désignant des lieux invisibles, faisant revivre par la parole le bourg arabe jadis entouré d’orangeraies.

Là encore, une maison est restée debout. La bâtisse verte, rénovée dans les années 1990 par un architecte italien, tient aujourd’hui lieu de club universitaire ouvert aux conférences, fêtes et célébrations. C’était la demeure du mokhtar, le chef du village, Ibrahim Abu Kheel. Les polygones étoilés des carreaux au sol et les arcades ouvrant sur le patio ombragé attestent du passé arabe de cette maison au design contemporain. Étudiants et professeurs ont mené une lutte résolue pour faire apposer une plaque rappelant le passé palestinien de la Maison verte. Las, ils se sont heurtés, jusqu’ici, à l’intransigeance du président de l’université. De l’autre côté de la route, un terrain vague envahi de broussailles traîne sa désolation jusqu’au pied de l’immeuble blanc où est sis le siège du Shin Bet, les services israéliens.

Ici et là, d’imposantes pierres tombales émergent des buissons d’épineux. C’est le cimetière de Sheikh Muwannis. Les curieux, vite repérés par les caméras de vidéosurveillance, sont aussitôt rappelés à l’ordre par des hommes en uniforme. Même ceux dont les aïeux reposent ici n’ont pas le droit de venir s’incliner sur leurs tombes.

Rien ne signale ce lieu aux frontières floues, voué à l’oubli. À Manshiya, à Sheikh Muwannis et partout en Israël, les militants de Zochrot ont entrepris un patient travail d’exhumation, localisant les villages palestiniens détruits, plaidant pour la préservation et la signalisation de leurs vestiges, insistant sur la portée politique et symbolique qu’aurait la reconnaissance du droit au retour des réfugiés. « C’est une démarche provocatrice, nous touchons à un tabou, à quelque chose de très sensible dans la constitution de l’identité d’Israël comme “État juif”, admet Eitan Bronstein.

La réécriture de l’histoire a effacé la Nakba des imaginaires et des représentations. » Lui tient à retrouver, pour les faire connaître, « les signes manquants » d’une mémoire collective amputée.

Rosa Moussaoui pour l'Humanité : http://www.humanite.fr/palestine-les-traces-de-la-memoire...

Palestine, les traces de la mémoire

Rosa Moussaoui
Lundi, 11 Août, 2014
Des militants israéliens œuvrent pour la reconnaissance de la Nakba. Ils perpétuent le souvenir des villages palestiniens détruits en 1948.

Tel-Aviv (Israël), envoyée spéciale. Depuis Shuk Ha’Carmel, vieux marché de Tel-Aviv, le quartier yéménite dégringole en ruelles animées. Sur le seuil des maisonnettes fleuries de bougainvilliers, les vieux juifs orientaux y parlent un hébreu musical, adouci par leur accent arabe. L’offensive militaire à Gaza, si proche, ne semble pas troubler la quiétude de ce quartier populaire. Au détour d’une allée, surgit la ville nouvelle, avec ses tours de verre tutoyant le ciel. À l’ombre des grues, la spéculation immobilière va bon train, chassant toujours plus loin les habitants les plus modestes. Aux portes de la vieille cité arabe de Jaffa, l’orgueilleuse Tel-Aviv est-elle sortie des sables, bâtie en 1909 par des pionniers sur des terres désertées, comme le proclame le mythe ? Sous la légende, il y a l’histoire, celle de la Nakba, lorsqu’en 1948, les Palestiniens furent chassés de leurs terres après la proclamation de l’État d’Israël. À Tel-Aviv même, quelques traces témoignent encore de l’existence passée de trois villages palestiniens détruits par les « conquérants ». Il y a plus d’une décennie, Eitan Bronstein est parti à la quête de ces traces ténues, partout en Israël, pour réhabiliter la mémoire de ces villages arabes rayés de la carte par la colonisation. Avec l’association Zochrot (« Elles se souviennent », en hébreu), il milite pour la reconnaissance, en Israël, de la Nakba. « Il fallait retrouver le fil d’une mémoire effacée, raconter l’histoire palestinienne qui est aussi la nôtre », explique-t-il.

Des archives brûlés dès 1948

 Bruno Fert / PicturetankLà, à la lisière du quartier yéménite, il désigne, au milieu d’un parc, le centre du village de Manshiya, aujourd’hui disparu. Quelques maisons palestiniennes s’élevaient encore là jusque dans les années 1970. Il n’en reste plus qu’une, guettée par les chantiers voisins. Avec ses poutres apparentes, ses murs ocre et ses balcons ottomans, elle semble surgie d’un autre univers. À quelques pas, la mosquée Hassan Bek de Manshiya se dresse face à la mer. Détruite en 1948, elle a été réhabilitée par la communauté musulmane, qui a tenu à élever encore son minaret. En 2000, lorsque des émeutes ont éclaté dans les villes arabes d’Israël en écho à la seconde Intifada, la mosquée a été attaquée avec des engins incendiaires. Elle est aujourd’hui ceinte d’un muret surmonté de hautes grilles. Au pied des marches menant à la salle de prière, une plaque d’égouts de la Société des eaux de Palestine témoigne de l’époque du mandat britannique. Plus loin, entre la plage et la route menant à Jaffa, les ruines encore apparentes d’une maison arabe servent de fondations à l’édifice aux vitres noires abritant le « musée des conquérants ». Un panneau, à l’entrée, arbore le symbole de l’Irgoun, milice sioniste née en 1931, dans la Palestine mandataire, d’une scission de la Haganah (l’ancêtre de l’armée israélienne). En arrière-plan des initiales de cette organisation, une carte du « grand Israël » englobe les territoires palestiniens et même la Jordanie. « Lorsque ces miliciens ont conquis Jaffa en avril 1948, avant la proclamation de l’État d’Israël, leur premier geste fut de brûler les archives, il est donc très difficile de reconstituer l’histoire de ces ruines », explique Eitan Bronstein. Au nord de la ville, dans le quartier de Ramat Aviv, près de l’université, le militant de la mémoire vous guide encore sur les traces d’un autre village disparu, Sheikh Muwannis. Il déambule entre les immeubles flambant neufs, désignant des lieux invisibles, faisant revivre par la parole le bourg arabe jadis entouré d’orangeraies. Là encore, une maison est restée debout. La bâtisse verte, rénovée dans les années 1990 par un architecte italien, tient aujourd’hui lieu de club universitaire ouvert aux conférences, fêtes et célébrations. C’était la demeure du mokhtar, le chef du village, Ibrahim Abu Kheel. Les polygones étoilés des carreaux au sol et les arcades ouvrant sur le patio ombragé attestent du passé arabe de cette maison au design contemporain. Étudiants et professeurs ont mené une lutte résolue pour faire apposer une plaque rappelant le passé palestinien de la Maison verte. Las, ils se sont heurtés, jusqu’ici, à l’intransigeance du président de l’université. De l’autre côté de la route, un terrain vague envahi de broussailles traîne sa désolation jusqu’au pied de l’immeuble blanc où est sis le siège du Shin Bet, les services israéliens. Ici et là, d’imposantes pierres tombales émergent des buissons d’épineux. C’est le cimetière de Sheikh Muwannis. Les curieux, vite repérés par les caméras de vidéosurveillance, sont aussitôt rappelés à l’ordre par des hommes en uniforme. Même ceux dont les aïeux reposent ici n’ont pas le droit de venir s’incliner sur leurs tombes. Rien ne signale ce lieu aux frontières floues, voué à l’oubli. À Manshiya, à Sheikh Muwannis et partout en Israël, les militants de Zochrot ont entrepris un patient travail d’exhumation, localisant les villages palestiniens détruits, plaidant pour la préservation et la signalisation de leurs vestiges, insistant sur la portée politique et symbolique qu’aurait la reconnaissance du droit au retour des réfugiés. « C’est une démarche provocatrice, nous touchons à un tabou, à quelque chose de très sensible dans la constitution de l’identité d’Israël comme “État juif”, admet Eitan Bronstein. La réécriture de l’histoire a effacé la Nakba des imaginaires et des représentations. » Lui tient à retrouver, pour les faire connaître, « les signes manquants » d’une mémoire collective amputée.