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19/03/2016

Quand la Commune inventait droit du travail et droit au travail

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Au printemps 1871, la Commune de Paris, et plus particulièrement sa commission du Travail dirigée par Léo Frankel, a produit plusieurs décrets posant les bases d’une législation du travail en lien avec le droit au travail. L’Union des femmes a joué un rôle moteur dans ce combat.

Tous les jours, dans les médias, des « économistes » viennent nous sommer de choisir : baisser le coût du travail, réduire le droit du travail ou alors ce sera plus de chômage. Fondamentalement, cette campagne vise à opposer le droit du travail (et les droits sociaux) au droit au travail. Si les temps ont changé, il convient de rappeler certains points de l’action de la Commune qui peuvent enrichir notre débat.

D’abord, la Commune n’ignorait nullement les questions du développement économique. On oublie trop souvent que la commission du Travail s’était fixée comme objectif premier de « favoriser les industries nationales et parisiennes » et de « développer le commerce international d’échange, tout en attirant à Paris les industries étrangères de façon à faire de Paris un grand centre de production ». La Commune ne se désintéressera pas des entreprises, en particulier en réglant la question des échéances et des loyers, question alors cruciale : pendant le siège, les loyers ne sont pas payés et les dettes ne sont pas réglées.

La Commune dispense les locataires de payer le retard de loyers et étale largement le règlement des dettes (sans les annuler). Ces mesures vaudront un soutien durable d’une partie notable de la petite bourgeoisie parisienne à la Commune.

Mais c’est fondamentalement en tenant les deux bouts, droit du travail ET droit au travail que la Commune va tenter de remettre en route l’économie de la capitale. Le chômage était en effet considérable avec la situation créée par la guerre, le siège, ou l’abandon par certains patrons « francs-fileurs » de leur atelier. Le grand décret du 16 avril réquisitionna les ateliers abandonnés pour leur « prompte mise en exploitation par l’association coopérative des travailleurs qui y sont employés ». Mais l’objectif n’était pas de répéter les Ateliers nationaux de 1848. Il s’agissait, dans une vue à long terme, de « faciliter la naissance de groupements sérieux et homogènes », socialisés et autogérés, qui confectionneront « des objets marchands ». Une enquête sera conduite pour examiner la situation des ateliers fermés ; les chambres syndicales ouvrières, légalisées par la Commune treize ans avant la loi de 1884, seront pleinement associées à la mise en œuvre du décret.

On doit mentionner ici le travail considérable conduit par l’Union des femmes : « Le travail de la femme, proclame l’Union le 11 avril, étant le plus exploité, sa réorganisation immédiate est donc de toute urgence. » L’Union des femmes fut le principal partenaire de la commission du Travail. Elle fut un des principaux moteurs de la réflexion et de l’action de la Commune dans le domaine. Ainsi l’Union élabora le projet d’association ouvrière le plus avancé.

Dans un même mouvement, la Commune instaure un vrai droit du travail. Rappelons qu’en 1871, le droit du travail est quasiment inexistant : la seule vraie loi de 1841 interdisant le travail dans les ateliers aux enfants de moins de huit ans… est à peine appliquée du fait de la faiblesse des inspections. Nous n’évoquerons ici que trois décrets qui concernaient la durée du travail, le contrôle du travail et les salaires. Celui du 20 avril est un des plus connus et des plus symboliques, qui interdisait le travail de nuit dans les boulangeries. Il souleva l’enthousiasme des ouvriers boulangers qui manifestèrent leur soutien au décret et le mécontentement de nombre de patrons boulangers qui tentèrent d’empêcher son application.

Mettre fin au tout-libéral dans le marché du travail

Le décret du 27 avril interdit les amendes et les retenues opérées par prélèvements sur les salaires. Ces prélèvements étaient une des principales armes dans les mains des patrons pour affaiblir la résistance ouvrière et constituaient une atteinte permanente à la dignité ouvrière. La Commune l’appliqua en particulier aux rétives compagnies de chemins de fer.

Dans le décret du 13 mai concernant les marchés de la Commune, les cahiers des charges des entreprises devaient indiquer « le prix minimum du travail à la journée ou à la façon à accorder aux ouvriers et ouvrières chargés de ce travail ». C’était instaurer le salaire minimum ! Mais la réflexion de Léo Frankel, le « ministre » du Travail de la Commune, va plus loin. Il constate que « si le prix de la main-d’œuvre reste comme aléa dans les marchés, c’est lui seul qui apporte le rabais ». L’État doit intervenir pour introduire « le prix minimum » à la journée et mettre fin au tout-libéral dans le marché du travail. C’est le progrès des techniques qui devient alors le seul authentique facteur de la baisse des prix des produits, permettant vente et consommation.

La crise économique actuelle est moins conjoncturelle qu’en 1871, mais l’idée que droit au travail et droit du travail vont ensemble garde toute sa modernité.

REPERES

  • 16 avril 1871 Réquisition des ateliers abandonnés par leurs propriétaires, mise en place de coopératives ouvrières.
  • 20 avril Suppression des bureaux de placement de la main-d’œuvre, monopoles florissants agissant comme des « négriers ». Remplacement par des bureaux municipaux.
  • 27 avril Interdiction des amendes et retenues opérées par prélèvements sur les salaires.

Eugène Pottier (1816-1887). Nous fêtons cette année le bicentenaire de la naissance d’Eugène Pottier, né le 4 octobre 1816. Des initiatives seront annoncées ultérieurement. Mais citons aujourd’hui ces vers extraits de l’Internationale, écrits en 1871, qui nous donnent vraiment à réfléchir sur le droit que rêvaient les communards. « L’État comprime et la loi triche/L’impôt saigne le malheureux/Nul devoir ne s’impose au riche,/Le droit du pauvre est un mot creux./C’est assez languir en tutelle,/L’égalité veut d’autres lois :/ Pas de droits sans devoirs, dit-elle,/Égaux, pas de devoirs sans droits ! »

Jean-Louis Robert historien, président d’honneur des Amies et Amis de la Commune de Paris-1871
Vendredi, 18 Mars, 2016
L'Humanité
 
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14/03/2016

Travail des enfants : 11 heures en 1841, 8 heures en 2015, 10 heures en 2016 ?

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Petits rappels historiques.... -

Par

La baisse du temps de travail est toujours un moment difficile pour les employeurs et les partis qui les soutiennent.

En 1840, une nouvelle réglementation a abaissé le temps de travail pour les enfants et des adultes, ramenant la journée de travail à 11 h par jour. Un scandale pour la compagnie des chemins de fers de l’époque : "La compagnie reconnait et accepte la générosité des nouvelles lois sur le travail, mais attend du personnel un accroissement considérable du rendement en compensation de ces conditions presque utopiques". (Règlement d’époque à lire en intégralité ci dessous ).

Aujourd’hui, le chemin est inverse  : une des mesures les plus contestées de la loi El Khomri est celle qui "assouplit" le temps de travail des apprentis en donnant la possibilité de porter la journée de travail à 10 heures. l’article 6 du projet de loi transmis au Conseil d’Etat prévoit « A titre exceptionnel ou lorsque des raisons objectives le justifient, dans des secteurs déterminés par décret en Conseil d’Etat, l’apprenti de moins de 18 ans peut effectuer une durée de travail quotidienne supérieure à huit heures, sans que cette durée puisse excéder dix heures. Dans ces mêmes secteurs, il peut également effectuer une durée hebdomadaire de travail supérieure à trente-cinq heures, sans que cette durée puisse excéder quarante heures. » (…) « L’employeur informe l’inspecteur du travail et le médecin du travail. »

Ce retour en arrière est l’occasion de se pencher un bref instant sur l’histoire. Au 19ème siècle, les enfants travaillaient massivement dans le textile, les mines et l’industrie. Ils effectuent des journées de 15 heures, sont soumis aux mêmes horaires que les adultes et ne sont pas mieux traités.

  Les usines étant de plus en plus mécanisées, de nombreux postes de travail sont occupés par des manœuvres sans qualification. Dès l’âge de 8 ou 9 ans, les enfants sont employés à ces travaux qu’aucune machine ne peut exécuter à cette époque. Les patrons encouragent le travail des enfants. Leur habilité et leur petite taille sont bien utiles pour certaines tâches.

Et surtout, un adulte effectuant un travail similaire doit être payé trois à quatre fois plus. Bien souvent, comme leurs salaires ne sont pas suffisant pour vivre, les parents eux-mêmes font embaucher leurs enfants par l’usine.

1840 : Des premières voix se font entendre contre le travail des enfants

 

C’est seulement en 1840 que les premiers débats sur le travail des enfants s’amorcent autour d’un projet de loi présenté par le Baron DUPIN. Les députés et sénateurs débattent âprement de ce projet destiné à limiter le travail excessif des enfants. Pendant de longues séances, les élus vont s’interroger sur les retombées économiques de cette initiative. Peut-on les faire entrer aux filatures à huit ans révolus seulement, ne les faire travailler que quarante-huit heures par semaine, et veiller à ce qu’ils aient deux heures d’enseignement primaire par jour ?

Les opposants à la réforme s’inquiètent au nom de la liberté de l’industrie et du droit du père à " diriger l’éducation de ses enfants, choisir leurs travaux, préparer leurs travaux". A l’époque, 90 % des enfants d’ouvriers n’ont aucun accès à l’éducation. La bourgeoisie se réserve l’accès aux lycées fondés par Napoléon, dans les collèges royaux comme Louis Le Grand.

Les premiers textes de loi

C’est dans ce contexte que fût enfin votée le 22 mars 1841 la loi limitant l’âge d’admission dans les entreprises à huit ans, mais uniquement dans les entreprises occupant plus de vingt ouvriers. Ce texte précise « de 8 à 12 ans, ils ne pourront être employés au travail effectif plus de 8 heures sur 24, divisé par un repos. De 12 à 16 ans, ils ne pourront être employés au travail effectif plus de 12 heures sur 24, divisé par un repos .

En 1851, apparaît la loi limitant la durée du travail à dix heures au-dessous de quatorze ans, et à douze heures entre quatorze et seize ans.

En 1874, la limitation de l’âge d’admission à l’embauche sera fixée à douze ans ; le travail de nuit sera interdit et le repos du dimanche deviendra obligatoire pour les ouvriers âgés de moins de seize ans.

Ce bref survol nous enseigne que le rôle de la négociation collective n’est pas de revenir sur les dispositions protectrices de la loi. le débat actuel devrait porter, non pas sur la limitation des droits des salariés (et encore moins des apprentis) mais sur la construction de droits nouveaux pour faire face à la situation économique et sociale et au chômage.

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06/03/2016

Maroc, Tunisie: Une liberté arrachée à l'Etat français

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Comparée aux guerres d'Indochine, d'Algérie et du Cameroun, la sortie de la Tunisie et du Maroc du système colonial peut apparaître, avec le recul, comme « douce ». Ce n'est cependant qu'un effet d'optique. Sur place, les populations ont mené, pendant plusieurs années, un sanglant combat pour conquérir leur indépendance.

Au début des années 1950, la Tunisie vit sous domination française depuis trois quarts de siècle, le Maroc depuis quarante années. Officiellement, il s'agit de protectorats. Mais ce mot est un voile un peu hypocrite jeté sur des pratiques coloniales classiques : violences, inégalités, racisme, guerre parfois comme celle du Rif, au nord du Maroc, de 1924 à 1926. Officiellement, lorsque commence le cycle de la décolonisation, les deux pays ­ comme d'ailleurs la voisine algérienne ­ sont « pacifiés ». En fait, le bouillonnement nationaliste n'a pas cessé. En Tunisie, un jeune leader moderniste, Habib Bourguiba, a pris la tête d'un mouvement, le Néo-Destour. Au Maroc, c'est un peu plus tard que des jeunes militants fondent l'Istiqlal. Les mots, ici, sont porteurs d'avenir : « Destour » signifie « Constitution », « Istiqlal » veut dire « indépendance ». La voie est tracée, les objectifs sont clairs.
La Seconde Guerre mondiale va agir comme un puissant accélérateur. Dans le monde colonisé, les contestations se multiplient. Pour l'Empire français, c'est un petit homme d'apparence frêle qui va donner le signal du refus : il s'appelle Hô Chi Minh et proclame l'indépendance de son pays, le Vietnam, le 2 septembre 1945. Une longue guerre commence, qui mènera à Diên Biên Phu (mai 1954). En Algérie (printemps 1945), à Madagascar (printemps 1947), des révoltes sont noyées dans le sang. En Afrique subsaharienne, un jeune mouvement, le Rassemblement démocratique africain (RDA) conteste les vieilles méthodes coloniales.

Comment les pays soumis aux protectorats auraient-ils échappé à cette spirale ? Le personnel politique dirigeant de la IVe République fera preuve, de Rabat à Tunis, du même aveuglement criminel que dans le reste de l'Empire. Imperturbables, bardés de certitudes, ils continueront à penser comme au « bon vieux temps des colonies » : « Il n'existe pas de nationalisme arabe, mais une nostalgie de l'anarchie » (François Quilici, député radical, 4 juin 1952).
Longtemps, le sultan mis en place par les Français en 1927, Mohammed ben Youssef ­ celui-là même qui deviendra Mohammed V après l'indépendance ­, a répondu aux attentes de ses maîtres. Très jeune, sans expérience, sévèrement contrôlé, il lui faudra bien des années avant d'affirmer que son pays avait droit à des évolutions. Lors d'un discours mémorable, à Tanger, en 1947, il franchit un pas majeur, déclarant : « Le peuple, qui s'éveille enfin, prend connaissance de ses droits et suit le chemin le plus efficace pour reprendre son rang parmi les peuples. Il subsiste cependant un grand écart entre ce qu'il a déjà réalisé et ce qu'il reste à faire ; s'il a déployé de grands efforts, il aura beaucoup à entreprendre avant d'atteindre son but et de se réjouir de son succès. »

La population marocaine, le parti national « Istiqlal » (qui a des contacts secrets avec le sultan) s'en réjouissent, les maîtres français laissent pointer une première inquiétude. Le résident français, le général Alphonse Juin, a des attitudes arrogantes, méprise le sultan, le menace, mais ne le fait pas plier. Mais, avant de quitter Rabat, comme s'il était le légitime propriétaire du pays, Juin impose à un gouvernement de la IVe République muet son successeur : le général Guillaume. Étrange coutume de nommer ainsi des officiers généraux pour occuper des postes civils : telle était la conception coloniale de la « protection » d'un pays.
C'est un événement extérieur au Maroc qui déclenche le processus de déposition. Le 5 décembre 1952, le dirigeant syndicaliste tunisien Farhat Hached est assassiné. On saura par la suite qu'il fut victime d'un piège tendu pas des ultras, Français de Tunisie, appuyés presque ouvertement par la police. L'écho est immense dans tout le Maghreb. À Casablanca, dans le quartier des Carrières centrales, des affrontements avec la police font quelques victimes françaises et des centaines de morts et de blessés côté marocain. Évidemment, le lobby colonial crie à l'insurrection nationaliste/communiste. Raymond Cartier, dans « Paris Match », écrit : « Le sultan doit changer ou il faut changer le sultan. » C'est bien une campagne qui commence. Et qui aboutira vite à un geste irrémédiable.

Le 20 août 1953, en début d'après-midi, Guillaume présente un ultimatum plein d'arrogance à Mohammed ben Youssef, qui naturellement le refuse. La légende dit que le sultan, qui faisait la sieste, n'eut que le temps de mettre une djellaba par-dessus son pyjama. Lui et sa famille ­ dont son fils, Hassan, le futur souverain ­ sont embarqués sans ménagement dans un avion en partance pour la Corse, étape qui précédera un exil à Madagascar. Le piège s'est refermé. On se croit débarrassé d'un sultan devenu remuant. Le peuple marocain va prendre le relais.
À Paris, les partisans de la manière forte sont fiers de leur coup. À Rabat, le clan des ultras exulte. Son leader, le grand colon Boniface, s'exclame : « Nous avons vingt ans de tranquillité devant nous. » Il ne se trompait que de dix-sept ans !

Face à cela, bien peu de politiques ou de journalistes ont protesté : la troisième gauche (« l'Express », « l'Observateur »), la gauche catholique (« Témoignage chrétien »), les communistes... L'envoyé spécial de « l'Humanité », Robert Lambotte, est expulsé. Ce drame fut également à l'origine, dès la fin août 1953, de la première grande initiative du Comité France-Maghreb, constitué en juin sous la présidence d'honneur de François Mauriac, et comptant dans ses rangs d'autres catholiques, des personnalités du monde intellectuel, des socialistes critiques, d'autres politiciens, etc.
Au Maroc même, une (stricte) minorité de Français, comprenant que l'intransigeance est en train de ruiner toute possibilité d'une future amitié franco-marocaine, publie une Lettre des 75, demandant la fin de la répression et la libération des prisonniers politiques. Peine perdue. Dès lors, « l'ordre règne au Maroc », comme l'écrit « le Monde ». « L'ordre règne » ? Oui, mais c'est un ordre colonial, fait de milliers d'arrestations arbitraires, d'interrogatoires poussés (comprendre tortures) dans les commissariats. Le parti de l'Istiqlal est dissout, ses dirigeants arrêtés ou contraints à la clandestinité.

Malgré cela, la protestation populaire commence. Elle ne s'arrêtera plus. Durant les quatre derniers mois de l'année 1953, il y aura une moyenne mensuelle d'une cinquantaine d'actes catalogués comme « terroristes » ; la barre des 100 actes est dépassée en avril 1954, celle des 200 en juin, avant de culminer à 270 en août (premier anniversaire de la déposition)... Mais le pire restait à venir. Le 20 août 1955, pour le second anniversaire de la déposition, une grande vague de protestation submerge le Maroc. À Oued Zem, au centre du pays, la communauté européenne est violemment attaquée, laissant 70 cadavres, souvent horriblement mutilés. Une répression de masse s'abat sur la population, sans distinction (probablement plus de 1 000 morts). Mais les autorités françaises ne peuvent plus éviter la question : contrôlent-elles encore le Maroc ?
C'est un gouvernement aux abois, cette fois dirigé par le « modéré » Edgar Faure, qui rappelle finalement Mohammed ben Youssef de son exil. Le sultan arrive à Nice le 31 octobre 1955, rejoint Paris, où il a des entretiens avec les autorités françaises. Lesquelles ne peuvent que se résoudre à l'inéluctable. Le sultan dut particulièrement goûter ce spectacle : le colonisateur lui demandant comme un service de revenir au pays dont il l'avait chassé deux ans plus tôt. Le sultan regagne finalement le Maroc le 16 novembre 1955, après deux ans et trois mois d'exil. Des dizaines de milliers de ses compatriotes l'acclament. La France reconnaîtra l'indépendance du Maroc le 3 mars 1956, l'Espagne, qui occupait le nord (sauf Tanger), suivra en avril.

On a vu plus haut que le leader syndicaliste tunisien Farhat Hached a été assassiné le 5 décembre 1952. Les autorités françaises et leurs hommes de main voulaient ainsi tuer dans l'oeuf la contestation urbaine, croissante. Cette année 1952 avait vu successivement l'arrestation et l'internement d'Habib Bourguiba et des principaux dirigeants du Néo-Destour, ainsi que des centaines de militants politiques (dont des communistes) et syndicalistes.
Mais ce qui inquiète au plus haut chef les officiels français, c'est la recrudescence de l'insécurité dans les campagnes. À ce moment apparaît dans la presse française un mot nouveau : « fellaghas », « coupeurs de routes » (« le Monde », 3 février 1952), présentés comme de vulgaires bandits. En fait, c'est une des formes que vient de prendre la résistance nationale.

Désormais, le sang va couler en Tunisie. En janvier 1952, l'armée française boucle le Cap Bon, région la plus atteinte par l'agitation, systématiquement ratissée, village par village, maison par maison. Au cours de cette opération, 15 personnes sont exécutées, d'autres meurent lors des combats (la presse avancera le chiffre de 200 morts), des femmes sont violées, des maisons dynamitées, des mosquées profanées, 1 500 personnes sont arrêtées, 320 transférées devant les tribunaux militaires.
Cette situation ne pouvait durer. En Tunisie ­ comme en Indochine ­, l'échec de la politique de force permit à Pierre Mendès-France, devenu président du Conseil en juin 1954, d'imaginer et de commencer à mettre en place une stratégie nouvelle, libérale, réaliste. Le 31 juillet, il se rend à Carthage, dans la banlieue de Tunis, pour y prononcer un discours de rupture avec le passé. Il emploie une formule plutôt vague : « autonomie interne ». Il décide par ailleurs de nouer contact avec Bourguiba, désormais considéré comme interlocuteur « modéré ». Mendès le rencontre en octobre. La contrepartie est le désarmement des « fellaghas ». À vrai dire, les hommes politiques du Néo-Destour ne sont pas fâchés non plus d'évincer ces guérilleros incontrôlables...

Mendès a souvent été présenté comme un « décolonisateur lucide ». En fait, son concept d'« autonomie interne» était plutôt une tentative, certes libérale, de figer la situation et, pourquoi pas, de maintenir une forme de contrôle sur la Tunisie. Mais ce néocolonialisme pouvait-il encore constituer une digue devant la soif d'indépendance du peuple tunisien ? Rien, désormais, ne pouvait arrêter le processus en cours.
Les successeurs de Mendès, Edgar Faure (convention du 3 juin 1955) et Guy Mollet (accord du 20 mars 1956), évoquent, enfin, d'abord l'autonomie interne, puis l'indépendance. C'est que, entre-temps, trois départements français, coincés entre une Tunisie et un Maroc unanimement ralliés à cette indépendance, s'étaient embrasés... Il fallait faire des choix : accepter l'irrémédiable, l'irrésistible, à Tunis et à Rabat, pour mieux préserver l'Algérie. On sait ce que cette nouvelle illusion a coûté à l'Algérie, mais aussi à la France.

  • L'auteur a notamment publié :
    « Nostalgérie. L'interminable histoire de l'OAS », éditions la Découverte, 2015.
    « "L'Humanité" censuré, 1954-1962. Un quotidien dans la guerre d'Algérie », avec Rosa Moussaoui, le Cherche-Midi, 2012.
    « Y a bon les colonies ? La France sarkozyste face à l'histoire coloniale, l'identité nationale et l'immigration », le Temps des cerises, 2011.

ROBERT LAMBOTTE, « LE CALME RÈGNE AU MAROC », « L'HUMANITÉ », 8 SEPTEMBRE 1953

Robert Lambotte est envoyé par « l'Humanité » au Maroc, où il peut rester deux semaines, avant d'être expulsé. Il commence une série de reportages par cet article au titre ironique « Quinze jours au Maroc où gronde la colère ».
C'est un mot d'ordre qu'on retrouve aujourd'hui à la première page des journaux. une poignée de journalistes invités à passer quelques heures dans les services résidentiels de rabat ou de casablanca l'ont répété sur tous les tons. ce qu'on veut accréditer avant tout, c'est l'idée que le problème marocain est réglé (...).
La supercherie est aussi grossière que la vérité facile à découvrir. Il suffit de prendre contact, de parler, d'écouter le peuple marocain. (...) L'évidence qui s'impose (...), c'est qu'aucune question essentielle ne divise le peuple marocain et qu'un objectif commun l'unit : la reconquête de l'indépendance nationale. on a cru pouvoir, à la présidence du conseil, au Quai d'orsay et à la résidence générale, pour un tour de vis supplémentaire, empêcher de se soulever le couvercle de cette immense chaudière bouillonnante que constitue à l'heure actuelle le maroc. (...) Depuis que le coup de force était décidé, toutes les médinas, tous les bidonvilles étaient encerclés par la police et les troupes pour s'opposer aux innombrables cortèges de patriotes qui clamaient leur opposition. ces manifestations populaires ont été réprimées avec une sauvagerie inouïe et le nombre des victimes, officiellement publié, est sans aucun rapport avec la réalité. »

Alain Ruscio, Historien
Vendredi, 4 Mars, 2016
Humanité Dimanche
 
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18:39 Publié dans Colonies, Politique, Société | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : maroc, tunisie, décolonisation | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook |